UN AUTEUR MIS A NU


L'acteur

Je vais avoir le plaisir de vous présenter ce soir, comme tous les  soirs, le spectacle pour lequel vous êtes venu très nombreux.Le texte que je vous donnerai dans quelques instants, est celui d'un auteurinconnu. Mais, fait exceptionnel dans l'histoire du Théâtre,ici et maintenant, sur cette honorable scène, nous avons l'avantagede l'avoir sous la main, tout à notre disposition. Regardez-le, ilest à ma droite, habillé de noir, et prêt à mordrele pauvre acteur que je suis, si par inadvertance, je venais à perdreun mot, une phrase, une intonation qu'il aurait imaginée dans sondélire d'écriture.
C'est dans sa chambre, la nuit, qu'il sévit, la plume à lamain et les doigts sur son clavier, et à nous infliger à vouset moi, un texte dont franchement nous nous passerions bien.

Voilà où nous en sommes, nous, pauvres gens de théâtre,tous les soirs, obligés de nous donner tout entier à un publicque l'on ne connaît pas, pour lui  faire ressentir comment cebordel de monde tourne dans un sens dont on ne devine même pas la direction,et puis, vous faire rire, pleurer…
Non ! vraiment quelle déchéance, alors qu'on pourrait faireautre  chose de notre temps, nous restons comme des enfants avec deshistoires, des histoires à vous raconter pour vous faire passer lapilule du temps qui passe
Et dont vous ne savez que faire.
Heureusement pour arriver à vous dégeler, nous avons de bonsacteurs, de bons auteurs, mais parfois les textes sont un peu chiants (ilregarde l'auteur)
Je ne dis pas cela pour lui... Il nous appartient et on le garde.
Il faut que vous sachiez dès à présent, que cet homme,du fait même de sa qualification, ne dira rien, pas une réplique,pas un seul mot.
Et d'ailleurs, pourquoi donnerions-nous la parole à un auteur ?
Seul l'acteur est sur scène, seul lui est maître à bordaprès Dieu.
Seulement voilà, il va me falloir vous jouer ce texte, pour lequelnotre directeur a bien voulu investir, intellectuellement et surtout financièrement.
En effet, comme tout ouvrier qui se respecte, après notre travail,nous recevons une enveloppe avec notre salaire, et tous les jours, garce,oh pardon, grâce à lui, nous pouvons manger à notre faim.Curieusement,depuis que je joue cette pièce, je manque dramatiquementd'appétit, je ne sais pas trop pourquoi ! Par contre, je bois beaucoupd'eau, car je parle tout le temps.

Il pourrait payer d'autres acteurs pour me relayer de temps en temps. Jouerà plusieurs quelques fois repose... et puis on se sentirait moinsseul, on se dirait des choses en coulisse, mais là personne (il regardel'auteur). Enfin presque.
La condition des hommes de théâtre, y avez-vous jamais pensé? ah, bien sûr, la votre de condition vous savez la faire valoir ànous en faire pousser des boutons, mais nous, nous, qui pense à nous? après le spectacle, vous sortez et tout est fini, vous  rentrezchez vous, et nous on reste là comme des cons avec cette impressioneffrayante d'être abandonné alors qu'on vous a tout donné,tout donné ! Depuis des siècles, nous vivons en permanencece drame,
Et personne ne s'en inquiète, ce qu'on voit c'est l'affiche, la gloire,l'argent..
Je ne voudrai pas vous ennuyer avec tout cela aujourd'hui, mais va bien falloiren parler un jour de ces problèmes, non ?
Ceux qui le désirent peuvent quitter la salle dès àprésent, ou à tout moment de la soirée, car je n'aipas l'intention de taire ce qui est à dire, mais je dois vous avertird'une chose, nous ne rembourserons aucun départ.
J'aimerai profiter de votre présence pour vous  raconter ma vie...

Le directeur (du fond de la salle)
Monsieur l'acteur, les spectateurs ont payé leur place et sont endroit d'assister à la pièce pour lequel ils sont venus.
S'il vous plaît, le texte, seulement le texte. Merci.

L'acteur

De quel texte me parlez-vous ?
De celui de cet homme-là, peut-être ?
Quelle blague, non, ce soir je n'en ai aucune envie.
Et d'ailleurs pourquoi faudrait-il toujours faire ce pourquoi on est payé?
Ce soir, Monsieur le Directeur, je veux jouer un autre texte,
L'auteur de la pièce peut disposer de sa soirée comme bon luisemblera, aller montrer son cul ailleurs si bon lui semble, moi, je resteraiseul, mais seul avec mon public. (Le téléphone sonne, l'acteurdécroche, il écoute, ne dit rien, raccroche. L'atmosphèreest lourde, l'angoisse envahit l'acteur, son visage change, il s'assoit)
Un matin, je me suis lèvé et j'ai vu à ma fenêtredes gens qui au lieu de courir à leur travail, au lieu d'aller d'unpoint à un autre, vers une direction, s'étaient donnéle mot, ils ne bougeaient plus, debout, collé au sol, figé dans une position immobile. Ils étaient là. Et moi, comme unimbécile, je les regardais sans pouvoir donner la moindre réplique,sans penser, sans être, j'étais devenu des leurs, j'étaisparalysé, pourtant le printemps arrivait et il nous inondait de salumière.

Mais d'où me vient cette mélancolie ? Est-ce cette rupture? Cet Amour ?
(tout en parlant, il regarde l'Auteur)
L'existence est difficile. Allez, venez mon bon, venez, venez ! ! !
Approchez-vous de moi. Pourquoi ne dites-vous rien ?
Qui vous a donné des consignes, est-ce notre directeur ?
Ou alors considérez-vous avoir tout exposé dans votre pièceet maintenant, vous vous sentez vidé ? "UN AUTEUR MIS A NU". Que diriez-voussi je vous mettais nu, là, devant tout le monde ? Un auteur, mis ànu.

(Pendant ce temps, l'auteur se déshabille, et une fois nu, va au devantde l'acteur et l'embrasse. L'acteur redevient sombre, et le téléphonese remet à sonner, il décroche, ne dit rien, raccroche.)

Je ne voudrais froisser personne, mais ce soir, sans votre texte, j'aimeraivous parler, vous dire n'importe quoi. Si dans l'aimable assistance, certainsveulent nous quitter, qu'ils ne se gênent pas, nous comprenons leursmalaises devant tant d'impudeur, ils peuvent le faire sans scrupule, sansregret.
RIDEAU ! ! ! RIDEAU, S'IL VOUS PLAIT ...

(Le rideau se baisse, puis le Directeur monte sur le plateau, pour présenterses excuses, mais sans que le son de sa voix ne sorte.
L'Acteur est assis maintenant sur le devant de la scène, l'air ailleurs.)

L'acteur

Venez, je vais vous couvrir, j'ai un peu honte. Mais, qui donc vous a demandéde vous mettre dans cet état là ?

(Avec un linge blanc, l'acteur recouvre l'auteur, une musique accompagnece mouvement. Lentement, les deux personnages miment un instant l'amour,avec le linge, la nudité de l'Auteur, les balancements de l'Acteur...
La musique encore ...
Puis l'Auteur s'écroule au sol, le linge le couvre complètement...
Le Directeur monte sur scène, habillé d'un costume d'ange etmaquillé en blanc. Il danse autour de l'Auteur, et jette tout au longde cette scène des pièces d'argent.
On apporte un lit métallique, l'Acteur s'y approche et s'y allonge.)

Le directeur

Un auteur mort, un acteur malade, nous allons droit au mur à notrepropre faillite. Que ferons-nous alors ? Debout, la mort n'est pas une finen soi.

(Le Directeur quitte la scène)

L'acteur (s'adressant à l'auteur)

Croyez-vous que tout ce monde est venu ce soir pour entendre cela ?
Ils vont partir. Il vont nous quitter, et tout à l'heure que ferons-noussans
eux ? dites-moi ? Vraiment, vous n'êtes pas beau là nu sur ceplateau;
et puis, un auteur mis à nu, n'est plus tout à fait un auteur.
(l'Acteur reprend sa respiration)
Qu'aimeriez-vous que je vous raconte ?
Des millions de gens se masturbent en cachette de par le monde, 
Homme face à lui-même, solitaire devant Dieu.
Que fait l'Auteur sous son drap blanc Madame ?
"Il se masturbe", vous avez tout bon.
Les auteurs se masturbent toujours quelque part, un jour ou l'autre.

(Il se lève et se dirige ver l'auteur, se met à genoux prèsde lui, retire le linge, le corps est replié sur lui-même, ill'invite à se lever, le touche, le couvre d'une couverture, ils s'assoientsur le rebord du lit.
Il passeront toute la soirée ainsi.)

L'acteur

Vous ne dites rien, il n'y a que moi pour parler, c'est fatigant àla fin.
Vous m'imposez un vide que je dois combler, pourtant je me souviens,
Vous avez eu quelques bons mots jadis, quelques répliques jouissives…
N'est-ce pas Monsieur le Directeur ?

(personne ne répond)

Il a dû quitter la salle, il est bien tard maintenant, avec toutesles pilules qu'il prend, le pauvre, on ne fait rien pour lui faciliter latâche. Ah si nous jouions
Un bon SHAKESPEARE, là nous n'aurions pas tous ces problèmesmétaphysiques, on jouerait tous les soirs des tragédies, ceserait la fête…

(le téléphone sonne)

A la régie, ça suffit, plus tard, plus tard, je suis occupémaintenant.

(le rideau se baisse)

Vous débloquez, ce n'est pas le moment de baisser le rideau,
Il nous faut un autre régisseur, celui-là me dérange,voilà, il me dérange.


                              A  C  T  E    2

(L'acteur arrive du fond de la salle, une bougie à la main et va rejoindrel'auteur assis sur le bord du lit, avec un manuscrit à la main)
J'ai bien lu votre manuscrit, et si je ne peux jouer votre pièce,c'est que je n'ai pas compris votre langue, cela m'est totalement étranger,incompréhensible par moment.
Votre histoire d'Amour, c'était quoi au juste ?

(l'acteur prend le manuscrit, le lève bêtement, l'agite)

Certes, j'entends votre souffrance, j'entends cette voix rauque,
Elle m'emporte dans un univers que je ne domine pas, qui me fait peur,
J'ai lu ce poème écrit une nuit
 
(l'acteur cherche dans le manuscrit)

Ah voilà :
"Dans la nuit, un homme âgé, allongé dans son lit,
Sait qu'il va mourir,
Il dit : "j'ai soif, donnez-moi à boire",
Personne ne lui répond
"Allumez la lumière, je suis dans l'ombre, je ne vois rien"
"Je veux revoir ceux que j'ai aimé, et que j'aime encore"
"Je veux qu'ils soient là pour une dernière fois"
"Excuser le mal que j'ai pu faire"
"Je voudrai mourir en paix"
"Pourtant, je n'ai plus rien à leur dire, je veux seulement les revoir"
"Je sais maintenant que nous ne sommes plus du même bord"
"Ils vivent, je vais mourir, je n'ai plus de lendemain"
Mais, ils dorment tous, demain le travail
"Allumez la lumière, je suis dans l'ombre"
Et l'homme reste dans la nuit,
Seul, tout seul, il va mourir, se détend, et meurt lentement,
La lumière revient, et l'homme mort, allongé dans son lit,
Attend la venue de ceux qui le veilleront toute la nuit.

(l'acteur referme le manuscrit et le jette par terre)

Que ferons-nous demain ? Les heures passent, et vous, (à la salle)
Vous restez là, béatement à m'écouter, commesi j'étais votre maman, et qu'elle vous raconte une histoire avantde vous endormir.
Seulement, ici, vous n'avez pas de lit, nous, si.
Vous méritez une fessée mon cher auteur de nous avoir mis dansune pareille situation, comment voulez-vous que je m'en sorte maintenant,
Avec eux debout, qui attendent, qui attendent on ne sait quoi !
Et nous deux, responsables d'un spectacle dont on ne voit l'issue.

(l'acteur fait un geste au régisseur, une lumière rouge aucentre du plateau éclaire nos deux personnages, le reste s'éteint)

Alors pourquoi l'avez-vous tant aimé, alors qu'il ne vous aimait pas?
Vous vous êtes accroché à cette histoire pour ne pasmourir sans "une belle histoire ". Ah je comprends bien maintenant, une histoirepour vivre,
Une histoire avant de mourir, vous avez dit :
"j'irai jusqu'au bout de cet amour, je ne peux vivre sans lui"
La tête me tourne, ne partez pas.
(La lumière revient comme avant, et le filet rouge s'éteint.
Nos deux personnages s'allongent sur le lit, une musique douce accompagneleurs mouvements, des piaillements d'oiseaux, un vague bonheur, le rideause baisse.