Avant-propos
Après avoir choisi quarante-sept livres de
quarante-sept auteurs différents,
Provenant de ma
bibliothèque,
de celle de mon quartier, où des ebooks
Piochés sur le web, sans omettre un ou deux bouquins
proposés par des amis,
Je me suis mis dans la tête de les
réécrire à ma façon, de les
réinterpréter
Avec mes mots, morceau par morceau, comme le ferait un
traducteur
Passant d'une langue à une autre, mais là il
s'agit
de la même langue,
Le français que je maîtrise encore si mal.
J'ai toujours fait, gosse, plus de cinq fautes
d'orthographe dans toutes mes dictées
Ce qui m'a valu de ne pas pouvoir continuer mes
études, mais je devins
Un autodidacte, comme l'on dit dans la ville entre gens
bien.
J'aurai pu prendre le premier livre de la liste et le
traduire d'un seul tenant
Puis passer ensuite au suivant, mais ce n’est pas mon genre,
Mon genre c'est d'aller du coq à l'âne, de
papillonner d'un truc à l'autre,
Afin d'éviter de me lasser, ce qui me vaut de la
fatigue et m'endort de surcroit.
Donc, chacun de ces livres sera divisé en
quarante-sept parties à peu près,
Soit je multiplie quarante-sept livres par quarante-sept
morceaux
Ce qui donne deux mille deux cent neuf choses à
écrire,
Mais à la vitesse où je vais, j'en ai pour
quinze années de travail.
Cette première partie comprend donc
Le début de chacun de ces livres, le reste viendra
avec le
temps...
Voilà c'est dit, bon voyage M'sieurs-Dames !
Chapitre 1
Marcel Proust - Combray
Si internet avait existé, je ne
me serais pas couché de bonne heure
Et j'aurais fait autre chose que de rester à me dire,
je m'endors
Ou ne m'endors pas. Épuisé vers deux heures du
matin, mes yeux
Se seraient fermés sans rêver à un
quelconque
livre, et pour cause,
De ces objets-là, chez moi, il n'y en aurait eu
aucun. Seulement voilà,
Ce ne fut pas le cas, je suis né un siècle
avant cette machine.
Je passe mon temps à avoir l'esprit ailleurs,
Je gambade mentalement n'importe où et comme un
pauvre malheureux, je passe
Allègrement de François premier à
l'église de ma rue, tout près d'ici.
Cela me rappelle avec tristesse, n'avoir pas donné en
sortant de mes prières,
Dimanche dernier, l'obole à tous " ces pauvres gens "
installés là
Depuis la nuit des temps... J'aime à regarder mon
bougeoir
dans le noir de la pièce
Tout en écoutant siffler le train traversant au loin
la forêt
Pour arriver ici, sur mon oreiller d'enfant.
Je frotte une allumette pour regarder ma montre. Il est trop
tôt pour se lever,
Tout le monde dort. J’ai cru entendre des pas dans le
vestibule,
Ils se rapprochent, puis s'éloignent, il me faut
encore rester là à attendre.
À peine mes yeux ouverts, je vois mon
grand-père me tirer les oreilles
Pour je ne sais quelle faute commise ou pire encore, sans
raison,
Injustement, comme c'est souvent le cas pour tous les
enfants de la terre.
J'aime rester ainsi dans mon lit à dormir ou à
ne pas dormir, nu
Comme Adam et Eve l'étaient pour leur bien et celui
d'un célèbre serpent.
Mon corps épuisé par le poids du contenu de ma
mémoire
Se laisse aller dans les bras d'une déesse vue dans
un cauchemar
Au fond d'un corridor d'une maison hantée ou
désaffectée.
J'avais souvent des insomnies dues à des positions
inadéquates
Au bon fonctionnement de mon sommeil, et puis le matin venu,
Il me fallait toujours attendre encore et encore avant
d'aller
Dans la cuisine préparer mon petit déjeuner.
Je profitais de ce temps-là
Pour divaguer pendant des heures à supputer n'importe
quoi
Sur l'homme des cavernes que j'aurai pu être. Je
voyais passer les siècles bizarrement,
Très en dehors du temps et de la
réalité. Au
bout d'un moment,
Ma tête commençait à tourner, mon corps
s'engourdissait, ma mémoire
Tourbillonnait dans les ténèbres de mes
ombrageuses
pensées.
Je perdais dans mon lit le sens de toutes choses, je
cherchais où j'étais,
Qui j'étais et où j'allais. Parfois de fatigue
j'arrivai à dormir, à rêver même
Et si j'avais été Freud,
Je vous en aurais dit plus là-dessus, mais comme ce
ne fut
pas le cas,
J'en reste à mon discours, celui que tout le monde
connait, mon nom est Proust,
Marcel Proust... Et tout cela pour vous dire :
" Maman n'est pas venue me dire bonsoir. "
Cette phrase-là vous l'attendiez avec impatience,
Alors ne privons pas notre plaisir, je vous la donne comme
un enfant tend
Ses lèvres vers les seins de sa nourrice pour en
tirer le miel.
Tout le reste n'est que broutille, je suis dans ma chambre
à
Combray,
Chez mes grands-parents et tout va bien. Il est dix heures.
Il est temps de me lever, sachant toutefois qu'il me serait
possible de faire la sieste
À tout moment de la journée, si le besoin s'en
faisait sentir.
Bien des années ont passé depuis Combray, et
la dame chez qui je suis aujourd'hui
Au moment même où je vous parle, me fiche la
paix toute la journée,
Elle préfère la nuit pour exister, quant
à moi, soit je l'accompagne,
Soit je reste là à ne rien faire du tout. Je
laisse
défiler, comme dans un film,
Les images des chambres où j'ai vécu des
moments plus ou moins bons,
Tout au long de ma belle vie, les chambres d'hiver et
d'été,
De printemps et d'automne.
Quelquefois j'ouvre la revue les "Débats roses"
où ça parle des oiseaux.
Je m'allonge sur un sofa, près de la cheminée,
ma figure d'ange s'ouvre
Pour le bonheur de celle m'offrant le gite et le couvert,
Unis que nous sommes, dans un décor que même
vous apprécieriez surement.
Il n'y a pas de lit à baldaquin, mais un parfum au
vétiver que je n'aime pas du tout.
Je regarde le pendule, c'est fou comme le temps passe tout
le temps de la même façon.
Il m'arrive parfois de me regarder dans la glace, à
m'étirer comme un malade.
Je suis bien éveillé maintenant, mais je ne
cesse pas de penser au temps
Et aux lieux de ma jeunesse. Mentalement, je visitais la
maison
De ma grand-mère qu'on appelait Suzy pour la faire
raller,
Car elle n'aimait pas ce prénom attribué par
son mari, jadis travaillant
Dans la liqueur, mais dont l'entreprise fut un jour
liquidée bêtement.
Avec ma mère et ma grand-mère, nous avions
pris l'habitude, à la fin des après-midis,
De penser ensemble à des préoccupations dont
j'étais l'objet principal.
Parfois pour se distraire, elles s'amusaient avec une
lanterne à
projeter des couleurs vives
Sur le visage si souvent embrumé du dormeur que
j'étais,
Mais tout cela ne m'amusait guère,
Je préférais de loin rester seul dans ma
chambre, là où rien ne dérange
Mes habitudes de jeune vieux garçon
déjà symptomatiquement marqué.
Il m'arrivait presque toujours de prendre un livre pour
oublier ces femmes
Habitant le même toit que moi. Dans ces pages, j'y
voyais Golo
Sortant d'une vaste grotte pour sauver une fille qui
n'était pas ma mère.
On y parlait de châteaux et d'ombres effrayants,
glissant sur cette pauvre malheureuse.
Le château était jaune et avec le ciel bleu,
c'était parfait.
Pendant ce temps, ma grand-mère hurlait dans la
cuisine plus fort que Golo,
Mais Golo s'en foutait, il s'occupait de la jeune fille
qu'il avait à sauver, car il l'aimait.
Ce passé, il se remémore maintenant en moi
pour le plaisir, ainsi
Le temps prend ses aises... Le soir, impatient, j'attendais
le moment d'aller dîner,
J'avais hâte d'aller embrasser ma mère tout en
pensant à des choses bizarres
Pour un enfant de mon âge. J'avalais la nourriture
préparée dans de
Magnifiques réceptacles anciens, donnant aux
ingrédients un goût particulier
Encore inscrit dans mes papilles et donc dans les neurones
de mon
cerveau. Petit,
Pas encore adulte, à la fin des repas je devais
quitter la
table des grandes personnes et
Retourner dans ma chambre, laissant ces adultes s'ennuyer
sans moi
Dans le jardin ou dans le salon. Ma grand-mère aurait
bien
voulu
Me voir rester auprès d'elle quand il faisait beau
pour parler un peu,
Mais mon père, lui, ne l'entendait pas de cette
oreille-là, c'était le chef de la maison,
Et il avait donc la supériorité sur tout le
monde.
Ma grand-mère, toujours elle, aimait de temps en
temps
Prendre une bonne averse en pleine figure pour rester jeune,
mais
Pour des raisons assez obscures, elle n'appréciait
guère le jardinier de mon père...
Mon grand-père aimait boire le cognac acheté
par la
tante Léonie alors que son médecin
Le lui avait interdit pour des raisons de santé, tout
le monde en était désolé,
Mais comment faire avec un vieil homme qui finira bien par
mourir
un jour ou l'autre
Par cette liqueur ou par autre chose, car la fin ne
finit-elle pas toujours par arriver ?
Tout cela créait chez nous une atmosphère un
peu lourde, mais dans le fond,
Dans notre maison tout le monde était bon et s'aimait
cordialement.
Sinon, personnellement, j'ai horreur que l'on fasse du mal
aux faibles,
Aux pauvres, aux vieux, et quand cela arrive, c'est affreux,
je ferme les yeux,
Préférant regarder passer les papillons et
manger le cassis sauvage de ce parterre
De fleurs et de fruits donnant de l'autre côté
de la
fenêtre de ma chambre,
Cette chambre où j'aimai rester à lire,
à rêver, à être malheureux.
Devant de tels comportements, les gens de ma famille
Se faisaient beaucoup de souci pour moi, parfois même
Ils en éprouvaient de la tristesse. Ma seule
consolation lorsque je montais me coucher
Était que maman viendrait m'embrasser quand je serais
dans
mon lit. Mais
Ce "bonsoir" durait si peu de temps, si peu de temps que
j'en souffrais énormément.
Plus elle venait me voir, plus je souffrais. S'en
rendait-elle compte ?
Peut-être pas, les mères ça aime, c'est
tout ce qu'elles savent faire.
Parfois, j'aggravais ma souffrance en lui demandant :
" Embrasse-moi encore une fois "...
Encore une bise, encore une caresse, encore avoir mal ...
Et mon père, que croyez-vous qu'il pensa de ce
cinéma-là ?
Il trouvait ces rites absurdes, il aurait voulu me voir
ailleurs,
plus me voir du tout.
Et moi qui n'arrivais pas à dormir, savais-je
inconsciemment
Ce qu'il me voulait dans ses arrières pensés
de père ?
Quant à la maison, il y avait des invités, ma
mère ne montait pas,
Alors, tristement, je vivais dans ma solitude,
Convaincu de n'exister pour personne, ni pour elle, ni pour
le reste du monde...
Mes parents avaient un ami et voisin, M. Swann, instigateur
du livre
Que vous lisez présentement, et dont le titre est, je
vous
le rappelle :
" Du côté de chez Swann ".
Cet homme était marié, mais mes parents ne
voulaient pas recevoir
Sa femme à la maison, par contre, lui, on
l'acceptait, mais
Nous n'étions pas très au clair quant à
nos sentiments à son égard.
Lorsqu'il n'était pas parmi nous, mon
grand-père le
traitait
De nez busqué aux yeux verts et aux cheveux blonds.
Il était ami avec le père de M. Swann, et
à la mise en bière de sa femme,
Cet homme ne donnait nullement l'impression de souffrir.
Par la suite, après ce moment pénible,
inévitable quoi qu'on fit, il lui arrivait d'y
penser,
Mais très peu, avait-il avoué à mon
grand-père. Son fils donc, venait maintenant
Nous rendre visite, seulement nous avions des
inquiétudes quant à ses fréquentations.
Ce monsieur avait la parole facile et cela dérangeait
toute notre famille, car
Nous ne savions pas très exactement ce qu'il mettait
derrière les mots.
Il disait avoir l'impression de changer de monde à
chaque fois qu'il passait d'une relation
À une autre. Tout cela jetait un trouble dans notre
maison
si raisonnable. Si nous savions
Des choses sur la vie du père, du fils, nous ne
pouvions pas en dire autant...
Dans l'ensemble, nous fermions les yeux sur ces
ombres-là et le laissions tout de même
Venir nous voir régulièrement. Mais qui
étaient donc ces gens qu'il voyait
En dehors de chez nous ? Cette question, nous nous la
posions, car il habitait
Un quartier dans le fond pas très raisonnable. Tout
de même,
Disions-nous, un homme de son niveau, habiter là ...
Parfois, il nous racontait des histoires drôles de ses
gens, il organisait ses discours
Pour nous faire rire et il y arrivait souvent, le traitre.
Notre visiteur était plus intelligent que ma famille
ne pouvait l'imaginer
Et plus riche qu'il n'y paraissait :
Il avait hérité de son père une petite
fortune de quatre ou cinq millions.
Un jour, notre bonne nous annonça une nouvelle qui
révolutionna notre assemblée :
M. Swann fréquentait une princesse. Il faisait des
voyages
en Italie avec elle
Et d'ailleurs, lorsqu'il le pouvait, il m'apportait des
photographies de tableaux
Qu'il aurait voulu voir seul avec moi dans une plus grande
intimité, le diable.
Notre famille le taquinait en permanence parce qu'il devait
avoir
ce petit plus,
Ce presque rien manquant aux bonnes personnes de notre
maison,
Le taquinant sans relâche par jalousie probablement,
par bêtise et par méconnaissance
De la manière dont nous sommes faits à
l'intérieur de nous.
Notre comportement n'est-il pas une réaction
aux comportements des autres ?
À l'évidence, voir une personne n'est pas une
mince
affaire...
Notre sens du mimétisme s'active, nous entrons en
osmose avec notre interlocuteur
Sans le vouloir vraiment, rationnellement, et ainsi
passons-nous d'un rôle à un autre
Aussi facilement que nous changeons de chemise.
Nous sommes de sacrés virtuoses en la matière,
mais
qui en est conscient ?
M. Swann s'en foutait de tout cela, il avait très
bien intégré l'ensemble
De ses expériences personnelles pour affronter le
monde.
Et moi, j'avais décidé de le garder pour ami
le plus longtemps possible.
Une fois, mon grand-père apprit toute la
vérité sur les bonnes fréquentations de
Notre protégé. Mais ma tante ne l'entendait
pas de cette oreille-là, elle voulait le
Garder sous notre coupe et le savoir papoter ailleurs que
chez nous, la froissait
Énormément. " Tous les mêmes ces gens de
la haute ", aimait-elle à le qualifier.
Un moment, elle voulut lui imposer je ne sais plus trop
quoi,
Histoire de lui montrer de quel bois on se chauffe sous
notre toit.
Personne n'était d'accord avec elle, car nous
l'aimions bien notre visiteur,
Nous le considérions comme quelqu'un de peu ordinaire
et mon grand-père,
Lorsque tout cela devenait ridicule, mettait le haut
là en
tapant sur la table,
Gesticulant comme un psychiatre complètement fou. Un
jour,
invité par ma tante,
M. Swann vint avec une caisse de vin d'Asti et le journal le
Figaro sous le bras,
Corot était à la une et, en bas de page, un
entrefilet où on parlait de lui.
Cela fit un sacré ramdam à la maison, ce gars
qui passe dans le journal,
Son nom imprimé là-dedans, sans même
nous en avoir avertis avant.
" On n'est pas des chiens ", pensions-nous sauvagement.
Heureusement,
Nous avions d'autres centres d'intérêt avec cet
homme. Moi, par exemple,
Lorsqu'il venait, maman ne montait pas dans ma chambre,
alors, j'étais obligé
De l'embrasser avant d'aller me coucher, et ça devant
tout
le monde. Je vivais un calvaire
Qu'il me fallait cacher pour ne pas le montrer aux autres
personnes...
Ses venues à la maison étaient toujours un
évènement pour nous tous,
Malgré l'hypocrisie de certaines personnes si bien
intentionnées à son endroit.
Mon père et ma mère étaient charmants
avec lui, peut-être même
Plus avec lui qu'avec moi. Avais-je envie d'être M.
Swann ?
Cette question,
Je ne me la suis jamais posée, mais elle me vient
maintenant où je tourne tout cela
En boucle dans ma tête pour trouver la
vérité, la grande vérité. Ce que
je ne voulais pas,
C'était quitter les jupes de ma mère, je
voulais qu'elle m'embrassât tout le temps.
Quel enfant je fus ! C'est elle la première à
avoir
mis sur le plat la question de la fille
De M. Swann, dont on ne parlait jamais pour ne pas le
froisser.
Parfois mère m'apparaissait comme une femme de
génie à son contact.
Elle savait le prendre d'une main de fer. Pendant ce temps,
je pensais à mes malheurs,
À ce soir, sans sa venue, sans ses bises. Je la
regardais peut-être méchamment,
Ne pensant qu'à ça et rien ne pouvait me
divertir, m'amener ailleurs que dans ce lit
Où je serais seul, encore et encore.
Avec lui, mon père parlait de théâtre et
de comment construire un rôle...
L'assemblée composée principalement de femmes,
de jacteuses, donnait toujours
La réplique lorsqu'il se mettait à parler de
sujets
mondains ou politiques.
Il nous mettait en garde contre ces journaux que nous nous
croyons obligés
De lire matin et soir. Faisait-il allusion à
l'article paru dans le figaro, le concernant ?
Je ne le pense pas, il voulait nous alarmer contre toutes
ces insignifiantes choses
Dont on nous parlait en permanence, alors qu'on devrait lire
des livres,
Là où sont les choses essentielles pour la
vie. Au lieu de cela, nous lisons des banalités,
Le mariage d'un tel ou les vivicitudes d'un autre...
Pour les bouteilles de vin d'Asti, on le remercia et
à gorges déployées,
Toutes ces femmes se mirent à rire. M. Swann dit
quelques mots littéraires pour
Impressionner son auditoire, alors, mon grand-père,
sérieux, se leva
Et dit à voix basse à maman je ne sais quoi...
Mais
je n'entendais déjà plus rien
De ce qui se disait à table, seules comptait mes
pensées, ces baisés de ma mère,
Tous absents ce soir, obligatoirement puisqu'il était
là. Pauvre malheureux,
Je compensais comme je pouvais ces frustrations qui allaient
me mener plus tard
À écrire, mais qui pour l'heure me minaient
d'une manière absolue.
Je rêvais à tout ce que je voulais
réaliser. J'aidais sans le savoir, à faire
avancer
Les théories de ce monsieur Freud, qui, à la
suite de mes travaux, a fait ses choux gras
De mes découvertes personnelles... Ainsi va la bonne
intelligence, elle est récupérée
Et rien n'y fait, pas même les droits d'auteurs,
auquel après notre mort,
La jouissance est relativement réduite
évidemment...
Mon grand-père avait dans l'âme une
férocité
inconsciente,
Il disait : " Le petit a l'air fatigué, il devrait
monter se coucher... "
Que le monde est méchant lorsqu'on est gosse, on ne
vous épargne aucune douleur,
On y va avec le pic et la truelle à vous charcuter le
mental, à tout berzingue.
Je montais tristement l'escalier avec ma solitude et l'odeur
du parquet ciré, trop ciré
Me soulevant le coeur, me dégoutant des hommes avant
d'aller me coucher.
Subitement, en mettant ma chemise de nuit, je pensais
à faire une blague :
Écrire à ma mère quelques mots
inquiétants pour l'obliger à venir me voir.
Mais Françoise, la bonne âme qui s'occupait de
moi,
Accepterait-elle de me servir de messagère ?
Elle avait des principes, beaucoup de principes, la
Françoise, à se demander d'où
Elle les tenait, elle, née d'une famille si modeste
... Alors mes caprices,
Elle n'en faisait qu'une bouchée, diantre, on ne
dérange pas les grandes personnes,
C'est la règle et on s'y tient. Seulement,
j'étais un sacré menteur,
J'inventais n'importe quoi pour l'obliger à
céder à ma demande. Alors,
Elle me promit qu'aux rince-bouches, on trouverait le moyen
de passer
Cette lettre écrite de ma main, à ma douce
maman chérie. Après ça,
Je me sentis calmé et je pensais à ce moment
où nous serions ensemble dans ce salon
Où j'étais exclu. Oui, ensemble nous serions,
puisqu’en lisant ma lettre
C'est à moi qu'elle penserait obligatoirement,
à moi et à personne d'autre.
Elle tachera probablement de cacher cette missive interdite
En faisant mine de continuer la dégustation de sa
glace au
citron dont
Je n'avais pas eu droit, et maintenant dans sa bouche se
mêlerait
Et le granité et ma plainte.
Avec cette pensée et ces agissements, je
n'étais plus seul, j'avais l'espoir de la voir venir
Calmer le grand écrivain que j'allais devenir... Bien
sûr, j'imaginais les moqueries
De notre invité s'il avait lu ma lettre, mais
peut-être lui-même avait-il souffert
Lorsqu'il était petit de ces histoires si
malheureuses dont nous sommes tous affectés,
Tant nous sommes la proie d'adultes immatures,
inconséquents.
Plus tard, nous grandissons, mais peu de choses changent,
Car si nous sommes débarrassés de ces grandes
personnes-là, l'amour vient à la place
Entretenir ces dégâts dont M. Swann m'a
longtemps entretenu plus tard.
J'avais donc de l'angoisse, j'avais un doute : et si
Françoise ne remettait pas la lettre,
Ou si ma mère ne voulait pas la recevoir, la lire, ne
voulait plus être importunée
Par un benêt en pleur et réclamant le sein. Ce
soir-là, elle ne vint pas.
La vie, plus tard, me fit connaître des moments
semblables.
Afin de punir tout ce monde installé maintenant dans
le jardin, je m'allongeais
Dans mon lit et fermais les yeux en pensant qu'elle ne
viendrait pas me voir
Pour deux raisons : la première, comme je vous l'ai
expliqué au début de mon exposé,
Était la présence de notre invité, la
seconde, ce petit mot, si maladroitement adressé
Se retourne contre moi, planté en mon coeur comme le
couteau de Lorenzo
Dans la cotte de mailles de sa victime, le Duc Alexandre. Je
me devais d'accepter
Mon infortune, calmer ce coeur resté en vie
malgré lui. Tout à coup, j'eus peur.
Impérativement, coute que coute, je voulais la voir
et me vint l'idée
De descendre de mon lit pour prendre l'escalier menant
à elle. Étais-je devenu fou ?
Au lieu de cela, je tirais le rideau et observais au dehors
de ma
chambre.
La nature m'apparut comme pour la première fois,
Aiguisée par mes sens excités à
l'extrême.
Elle se déployait comme ces paysages merveilleux
situés loin de chez soi
Lorsqu'on part en voyage avec, pour vous accompagner,
l'amour,
Le grand amour de sa vie, à défaut, celui de
l'instant.
J'avais été éduqué pour ne pas
céder à la satisfaction des pulsions,
c'était un interdit,
Et comme tout interdit, il ne fallait pas y succomber. Cette
décision de mettre en oeuvre
Mon stratagème par l'entremise de la bonne
Françoise entrait incontestablement
Dans ce cadre-là, j'étais bien coupable et ils
étaient en droit de me punir.
Et puisqu'il en était ainsi, pourquoi n'irais-je pas
au bout de mon crime
En m'asseyant par exemple dans l'escalier pour attendre la
venue de la belle,
De l'épouse de mon père lorsqu'il sera temps
pour elle d'aller rejoindre sa chambre.
J'étais dans une situation où il
m'était impossible de rebrousser chemin.
M. Swann était parti, la langouste était bonne
et ils avaient tous repris de la glace.
Ils se mirent à jaser encore et encore sur la mine de
notre visiteur,
" Un homme sans enfant est-il un humain comme les autres ? "
Se disaient-ils.
En ville, sa femme le trompait avec un certain Monsieur
Charlus, mais lui, M. Swann,
Aimait-il encore sa femme ? Et l'Asti ? Qu'en
était-il de ce vin offert,
Y a-t-il eu des remerciements à la hauteur de notre
indifférence ? Au bout d'un moment,
J'entendis le couple maudit parler dans l'escalier, puis ma
mère monta.
Je sortis de ma chambre pour aller la croiser, me jeter
à son cou. Elle en resta quoi,
Et j'entendis mon père approcher de la scène
où nous étions tous deux,
Chat et souris dans un trou au fond d'une cave. Elle
s'empressa
De me jeter dans ma chambre, craignant le pire de la part de
son mari, mais
Il était trop tard, il était là devant
nous.
J'étais perdu, bientôt je connaitrais
l'échafaud
Et la mort inexorablement. Au lieu de cela, mon père
fit
Une remarque désobligeante à son
épouse, révélant en lui une jalousie
maladive
À l'encontre de son fils, et comme on voit souvent au
théâtre : il a été odieux.
" Mais va donc avec lui " fit-il violemment, et comme tout
homme qui se respecte,
Il m'aurait tué s'il en avait eu le droit
légalement. Au lieu de cela, le fourbe,
Il demanda à la bonne de préparer un lit pour
ma mère, dans ma propre chambre,
Ainsi, mon père dormirait seul sans elle.
J’étais paralysé
Par ces évènements extraordinaires, mes
pensées allaient dans toutes les directions ...
Petit à petit, je grandis, les choses d'hier ont fait
place à celles que j'allais vivre
Mois après mois, année après
année. En même temps, je voyais vieillir mon
père,
Me souvenant des colères retenues en moi, jamais
révélées à cet homme si
Impressionnant, du moins dans la tête du petit
garçon que j'étais et qui aujourd'hui,
Dans le calme du peu de gens se pressant à mon
endroit, me
permet de revoir
Mon passé comme un film ancien, vu et revu dans ces
cinémas " D'art et d'essai ".
Maman passa cette nuit-là dans ma chambre,
après mon caprice dont je n'attendais
Que rejets et punitions, mais au lieu de cela, mes parents
cédèrent à mon acte insensé
En m'offrant le plus beau cadeau qu'on pouvait me faire
À ce moment-là de mon existence. À la
vérité,
J'étais un enfant trop sensible, peut-être
même étais-je malade.
Je ne m'explique toujours pas sa décision d'accorder
du répit à l'angoisse de son fils
Et à autoriser Françoise à mettre un
grand lit dans ma chambre pour maman.
Pour une fois ma faute n'était pas une
comédie, on la voyait enfin comme un mal
Involontaire dont je n'étais qu'à
moitié l'acteur. Je me sentais libéré
du poids
Insupportable de la culpabilité m'ayant fait la vie
si difficile avant cet évènement.
J'aurais dû être heureux, je ne l'étais
pas. J'avais, certes, réussi mon coup,
Mais au détriment d'une autre personne et dans le cas
de figure, c'était elle.
J'aurai voulu revenir en arrière ou alors lui dire :
" Non, je ne veux pas, ne couche pas ici ... ", mais nous
étions dans une situation
Où nous ne pouvions pas arrêter cette machine
enclenchée. Je regardais le beau visage
De ma soumise, si jeune, si douce avec son petit enfant,
séchant ses propres larmes,
Symptômes évidents de sa culpabilité
à
elle, rongeant dès lors mon âme si affaiblie
Par cette demande ridiculisée par la manière
dont je l'avais imposée à ma famille.
J'arrivai, c'était affreux, à contaminer ma
mère de ma tristesse, mais heureusement
Elle se ressaisit en prenant l'un des bons livres que ma
grand-mère avait préparés
Pour ma fête, voulant pour son petit-fils le meilleur
des choix, afin de lui éviter
Par tous les moyens les lectures futiles, et aussi tous ces
bonbons gâchant les dents.
Mon père ne voulait pas voir ces livres trop
sérieux entre mes mains
Et l'avait sommé de les remplacer par d'autres, plus
faits
pour mon âge.
Ma grand-mère était la bonté même
et voulait me voir accéder
Aux bonnes choses intellectuelles, car pour elle, nous
devions tout faire
Pour éviter les basses réalités de nos
vies ordinaires, trop pleines de vulgarité
S'il n'y avait le sceau de l'art pour les relever.
Malgré toutes ses bonnes intentions,
Elle ne manquait pas de se tromper. Les oeuvres artistiques
nous mettent
Parfois en retrait de la vie, elles nous marginalisent si
l'on n'y prend garde, alors
Pour les mettre à l'épreuve, on doit leur
opposer la réalité toute crue de notre
quotidien.
Trop souvent ma grand-mère agaçait certaines
personnes de son entourage
Pour des raisons que là je ne développerai
pas, car
vous les trouverez aisément
Dans l'original de mon livre et dont je ne fais ici que
survoler les contours
Et ainsi ne pas lasser les ceux, allergiques à mes
descriptions
Un peu trop longues pour certains ou parfois tirées
par les cheveux, pour d'autres.
Mais revenons à l'essentiel, revenons à maman,
elle
est assise là à côté de mon lit
Avec un livre m'apparaissant mystérieux. À
chacune des phrases dites par elle,
J'entendais non seulement sa voix, mais aussi celle de
l'auteur en personne.
J'ai toujours eu cette chance, dès ma plus tendre
enfance,
d'entrer immédiatement,
Dès les premières pages d'un livre, dans la
tête de celui ou celle les ayant pondus,
Même si souvent j'avais l'esprit ailleurs à
cette époque-là.
Elle faisait très attention à passer les
extraits où il était question d'amour
où
De je ne sais quelles choses, jugées par elle comme
inutile de me les faire entendre,
Ce qui avait pour conséquence une
compréhension toute relative du récit de ma
part,
Mais qu'importe, elle était là, et moi, c'est
ce que je voulais avant tout,
Entendre sa voix résonner dans ma chambre.
Dans la vie de tous les jours, maman avait toutes les
qualités qu'un enfant
Pouvait rêver de mieux. À tout moment, elle
éblouissait par sa façon
D'aborder les choses tant elle trouvait toujours le ton
juste, le
ton de la simplicité,
Pire encore, elle lisait les phrases du livre comme une
musicienne :
Elle interprétait sa partition. Je me laissais aller
à la douceur de cette nuit où
J'avais ma mère auprès de moi, sachant
toutefois qu'il s'agissait là
D'un évènement exceptionnel et qui ne se
reproduira
peut-être plus jamais.
Demain, mes angoisses reprendraient, mais pour l'heure je
goutais
mon bonheur,
Et là, j'en avais les moyens, nous partagions cette
nuit ensemble. Plus tard,
Pendant longtemps lors de mes insomnies, ces images me
revenaient
D'une manière récurrente. Je revoyais les
pièces du bas de la maison de Combray,
M. Swann, l'auteur coupable inconscient de mes tristesses,
les marches de l'escalier
Menant à ma chambre où je vois encore ma
mère y entrer pour s'occuper
De son petit enfant si fragile... Le temps s'est
arrêté pour toujours à Combray,
Le temps a passé, mais dans ma tête il est sept
heures du soir,
Rien n'a changé, je suis toujours un peu
là-bas.
Au fond, je ne m'en plains pas, car j'ai la conviction qu'en
pensant à ces personnes,
Elles reviennent sur terre pendant ce temps où mon
esprit les sort de leurs tombes.
Ce n'est donc pas avec ma conscience qu'il faudra compter
à partir de maintenant
Pour accéder à mon passé, mais au
hasard, toujours lui, majestueux.
Les souvenirs surviennent contre notre gré, et
il me
vient en tête ce souvenir
D'une tasse de thé offerte par ma mère,
repoussée dans un premier temps,
Mais accepté dans un second, accompagnée de
petits biscuits
Qu'elle appelait Petites Madeleines...
Pour les jeunes qui n'auraient jamais lu mon livre,
Je rappelle ce qui m'est arrivé à ce
moment-là
: je portai à mes lèvres
Une cuillerée du thé où j'avais
laissé fondre un morceau de madeleine.
Et là, je ne suis pas excessif en disant cela, mais
à
ce moment-là très précisément,
Je faillis sauter au plafond de plaisir sans savoir
pourquoi,
Le temps s'était arrêté, mon corps tout
entier se paralysa de bonheur,
Comme s'il se réveillait pour la première fois
à
la vie.
Malheureusement, plus j'allais rechercher dans les
gorgées
suivantes la même sensation,
Moins elle revenait, alors je pris la décision
d'arrêter cette quête effrénée,
Et me mis à penser à ce qui m'était
arrivé. Mais comment faire ?
Je devais aller chercher ailleurs que dans ce que je
maîtrise,
Il me fallait trouver autre chose. J'essayais de revivre
mentalement ce moment-là
Pour en saisir l'essence ou mieux encore, le faire
réapparaître.
Voyez comme je peux être ridicule parfois... Pour
comprendre, j'ai alors
Repris une cuillerée de thé et j'ai en effet
retrouvé le même état, mais rien de
plus.
Je persiste par tous les moyens, j'explore mon cerveau et ce
qu'il contient,
Le torture à retrouver dans les moindres
détails
Toutes les sensations vécues, et cela provoqua en moi
de très fortes tentions,
Et plus l'effort était grand, plus la mémoire
s'étiolait, se vidait de sa substance.
J'en étais arrivé à m'épuiser
à cette tâche, voulant à tout prix
savoir
D'où venait se miracle, de quel souvenir plus ancien
tout cela était en rapport,
Mais faute de réponse et de force, je me remis
à boire mon thé comme n'importe qui.
Tout à coup, le souvenir tant attendu, tant
désiré
m'est apparu :
Le dimanche matin avant la messe à Combray,
Ma tante Léonie m'offrait un petit biscuit
trempé dans son thé.
Il m'aura donc fallu revivre cette expérience
plusieurs années plus tard
Pour révéler cette chose
insoupçonnée
de ma conscience.
Combien de situations comme celle-ci restent en nous comme
des ruines
En attente d'un événement fortuit, d'une
odeur, d'une saveur ou de n'importe quoi d'autre,
Pour revenir nous dire : j'existe, je reviens te dire
bonjour.
Voilà donc toute la vérité de notre
être véritable. Alors, de la madeleine
À la maison d'Illiers, il n'y avait qu'un pas et les
souvenirs se mêlèrent
Pour me revenir en images comme un feu d'artifice pour ma
plus grande joie.
Par cette simple tasse de thé et ce biscuit, toute
mon enfance réapparut
Et m'encourageait à aller à la recherche du
temps perdu, comme un damné.
Avant d'aborder la suite de mes aventures, je voudrais
revenir sur ce moment
Très particulier où dans l'escalier mon
père
autorisa ma mère à venir
Passer la nuit avec moi. Vous vous en souvenez, il lui avait
dit violemment :
" Mais va donc avec lui " .
À ce moment-là, j'aurai pu écrire
une lettre pour lui dire
Ce que je pensais de ses façons de faire, mais il
n'en a rien été.
Par contre, un autre écrivain a osé le faire,
et c'est, Franz Kafka.
Chapitre 2
Franz Kafka - Lettre au père
Très cher Père,
Je ne peux garder plus longtemps en moi un secret qui me
dévore.
Il est grand temps de m'en défaire en te l'offrant
comme un cadeau :
Père, tu me fais peur depuis toujours et je crains le
pire
lorsque tu es là,
Mais aussi, lorsque tu n'y es pas. C'est pourquoi
aujourd'hui, je
me décide à t'écrire,
Ne sachant pertinemment pas si j'aurai le courage de te
transmettre ces quelques phrases,
Ces quelques lignes. Tu dis en permanence : " J'ai
travaillé
durement toute ma vie,
J'ai tout sacrifié pour mes enfants et pour toi
particulièrement,
Pour que tu puisses apprendre ce que tu voulais et vivre
comme tu
l'entendais
Sans t'occuper de soucis matériels, ma seule demande
eut été
De recevoir en retour quelques marques de sympathie de ta
part..."
En réponse à ces mots, je t'ai fui,
préférant me réfugier dans ma chambre
Auprès de mes livres et il est vrai, je ne faisais
rien pour te procurer
Une quelconque satisfaction, sans parler de plaisir. Tu me
trouves trop froid,
Bizarre et ingrat, à qui la faute ? Beaucoup de
choses se passent contre notre volonté
Et rien ne peut changer, pas même maintenant où
nous
sommes plus âgés tous les deux.
Dans mon for intérieur, je n'ai jamais douté
de ta bonté à mon égard,
Mais en formulant cela maintenant, en suis-je toujours aussi
sûr ?
Indiscutablement, il y a quelque chose d'anormal dans notre
sale relation.
Certes, je dois assumer ma vie sans avoir à te
reprocher tous mes échecs,
Et quand bien même tu ne m'aurais pas
élevé, je serai devenu ce que je suis,
C'est à dire un homme faible, anxieux,
hésitant, inquiet,
Mais peut-être en d'autres circonstances aurions-nous
fait de bons amis...
J'ai rêvé te voir jouer le rôle d'un
chef, d'un oncle, d'un grand-père
Ou je ne sais quoi d'autre, mais pas celui que tu tiens
Et dont les conséquences sont désastreuses, tu
m'épuises, tu m'écrases.
Il ne faut pas oublier une réalité, je suis
né
de la cuisse d'un homme, toi,
Et de celle d'une femme, maman. Je suis donc issu du
mélange
De ces deux individus avec leurs qualités et leurs
tares aussi.
Tes colères m'ont toujours été
insupportables, en cela tu diffères
Des autres membres de la famille, plus gais et moins
sévères que toi.
Je me suis souvent posé la question de ce que j'ai
bien pu
hériter de ce père
Si opposé à ma personne ? Si tu n'as pu
exprimer une quelconque tendresse,
Du temps de mon enfance, c'est que tu craignais d'être
faible en tant qu'homme.
Aujourd'hui, avec le temps tu t'es ramolli
Et avec tes petits-enfants tu as changé du tout au
tout, tu es méconnaissable.
Mais revenons à cette terrible période
où tu
étais avec moi comme
Un passionné fou sur sa proie, trop grand pour le
petit que j'étais.
Pourtant, curieusement, et cela va te surprendre,
Je ne crois pas un seul instant à une faute commise
par toi.
Tu croyais bien faire en agissant aussi violemment, aussi
virilement avec moi.
Alors, qu'avais-je comme choix pour m'opposer à ta
forte personnalité ?
Je me suis renfermé en te rejetant de toutes mes
forces. J'étais un enfant
Craintif et toujours demandeur d'amour et de cela, tu en as
été incapable.
Bien sûr, maman était là pour jouer ce
rôle, mais était-ce suffisant ?
Te considérer comme un homme bon peut paraître
pour certains contradictoire,
Mais pour moi, pas. Je ne suis pas resté à la
surface de tes comportements pour
Me faire une idée réelle de ce que tu
étais au plus profond de toi.
En m'éduquant ainsi, tu voulais me voir à ton
image
: un garçon plein de force
Et de courage. Je ne me souviens pas de tes nombreuses
manigances
pour arriver
À tes fins, mais de tes colères de fou lorsque
tu daignais quitter
Ton commerce une fois par jour pour venir nous terroriser
à la maison.
Une nuit, je n'arrivais pas à dormir, et pour vous
ennuyer
un peu, je pleurais,
Alors toi de rage et pour pouvoir dormir aussi, tu m'as mis
sur le balcon,
Imagine un peu, un pauvre gosse chassé comme cela par
son propre père.
Comment voulais-tu que je sois équilibré avec
ça ? J'étais nul à tes yeux
Et j'en avais maintenant la preuve matérielle : tu
m'avais
jeté de la maison...
Ce sentiment de nullité qui s'empare souvent de moi a
stoppé ma route, éternellement
Je ne serais jamais bon à rien. T'aurais voulu me
voir en bon soldat buvant de la bière,
Criant, pétant des insanités, mais je n'ai pas
été cet homme-là, mais un autre,
Je n'étais pas toi, c'était là mon
principal
défaut. J'aurai eu besoin
D'encouragement à tout moment, mais
présentement, il est trop tard,
J'ai trop été écrasé du simple
fait de ton existence,
Toi l'homme si grand en tout point... Je me trouvais
lamentable par rapport à toi,
Et vis-à-vis du monde entier aussi. Et ce qui
n'arrangeait
rien,
J'étais fier de la puissance de mon père, de
sa supériorité en toute chose.
Elle avait raison de tout et face à lui, les autres
étaient réduits à la poussière,
À la folie même, comme tu aimais à le
rappeler souvent. Lorsque tu te trouvais
Devant une difficulté, tu ne craignais pas de
ridiculiser les uns et les autres
En prenant des positions des plus douteuses... Seule
comptait ta personne, qui,
Je dois le reconnaître, était grande à
mes yeux, malgré tout le mal que tu m'as fait !
Si j'étais heureux un jour, tu avais toujours le chic
de couper court
À mon bonheur par des remarques, des remontrances
à
glacer
Le fond de mes os de gosse perpétuellement
chétif. Même
Quand tu étais de mon avis, cela ne pouvait durer,
car tu t'étais juré
D'être en opposition avec ton fils. Parfois, tu
reportais ta haine sur
D'autres enfants, je me souviens d'un de mes camarades
faisant du
théâtre,
Et sans même le connaître, tu le traitais de
tous les
noms pour la simple raison
Qu'il était mon ami. Comment pouvais-tu vivre en
faisant tant de mal ?
S'il m'est arrivé de te répondre, de te
contrarier,
au moins moi, j'en étais conscient
Et contrairement à toi, jamais je n'en ai joui : je
souffrais en silence.
Il eut fallu un homme comme toi pour t'éduquer
toi-même.
Par contre, pour la mienne d'éducation, il m'aurait
fallu un autre père,
Pas un Dieu craint à chacune de ses paroles comme si
elles
venaient du ciel.
À table, m'interdisant tout, tu me disais ce qu'il ne
fallait pas faire, mais toi,
Tu ne te privais pas de qualifier la nourriture de notre
cuisinière de "Boustifaille",
On n'avait pas le droit de ronger les os, toi, tu l'avais.
Tu n'étais qu'un porc à manger comme un
cochon, à te curer les ongles
Et te nettoyer les oreilles à table avec un cure-dent
sans
vergogne.
Ne m'en veux pas si je te dis maintenant toutes ces
vérités, ces vilénies,
Il m'est difficile de me taire plus longtemps. Prends-les
comme
Des choses sans importance. J'ai eu du mal à admettre
tes incohérences,
Il y avait tes mots et puis il y avait tes actes
Venant à tout moment perturber mon âme.
J'étais ton esclave soumis à
Tes ordres, alors que les autres vivaient heureux sans
soupçonner un seul instant
Tant de malheur vécu par l'un des leurs.
J’étais constamment plongé dans
La honte d'être un mauvais fils, un fils trop fragile.
Malgré le temps qui a passé,
Tu te comportes aujourd'hui avec ton petit fils comme avec
moi jadis.
Peut-être pour lui les dégâts seront
moins lourds ...
Il est plus formé que je ne l'étais à
son âge, plus prêt à affronter
Les affres de la vie, même celles de son terrible
Papy. Récemment,
Pour justifier tes sales comportements, tu faisais valoir
tes susceptibilités cardiaques,
Voilà la bonne excuse, la belle affaire, pour faire
taire ceux
Qui auraient des comptes à régler avec toi. Je
ne te reproche rien,
Mais tout de même, sur nous tous, tu as
exagéré
de ta force sans même
T'en rendre compte, mais sache au moins une chose,
J'ai longtemps culpabilisé et aujourd'hui encore il
me reste quelques résidus
De ce mal : ils se sont incrustés dans ma chair. Te
souviens-tu
D'avoir eu un enfant qui par excès de peur, a perdu
l'usage de la parole ?
Je pris d'abord une manière de parler saccadée
et bégayante,
Mais devant ton obstinité à refuser les mots
de ton
fils, je finis par me
Taire pour clore tous débats. Je devins, grâce
à toi, le résultat de ton éducation,
Je t'ai fondamentalement obéi en toute chose.
À la maison comme au magasin,
Tu as injurié, menacé avec
méchanceté
l'ensemble de ton entourage.
Vois si je n'étais pas étrange parfois,
j'éprouvais
De la jalousie lorsque ta colère se portait sur une
autre personne que moi...
Je compris la raison profonde de ton caractère
impossible : tu voulais
Les autres parfaits, tu étais un perfectionniste et
tu ne le savais pas.
Tu disais : "Je te déchirerai comme un poisson",
alors j'imaginai l'horreur
De la scène, heureusement maman nous sauvait de ta
rage, nous permettant
Ainsi de survivre malgré tout. Plus je vieillissais,
plus
Je me rendais compte du peu de valeur de ma personne et en
cela tu avais raison :
Je ne vaux rien, surtout par rapport à toi. Des
méchancetés,
Tu m'en as dit devant et aussi derrière moi, tu
prenais les gens à témoin,
Particulièrement maman, la pauvre femme, ce qu'elle a
pu en entendre
Sur son pauvre enfant ... À cause de toi, nous sommes
devenus une famille triste.
Peut-être voulais-tu être aimé, mais que
veux-tu, je supposais toujours
De ta part les pires entourloupes, et si, par
extraordinaire, tu avais été
En demande d'affection réelle, nous étions
devenus si méfiants vis-à-vis de toi,
Qu'on ne s'en serait pas même rendu compte.
T'aurais pu mourir de peine, et nous alors,
Nous t'aurions enterré pour être en
règle avec la loi.
Chapitre 3
Georges Perec - L'homme qui dort
Dès que tu fermes les yeux, l'aventure du sommeil
commence.
Dans la pénombre de ta chambre, ta mémoire se
souvient mille fois
De choses aussi indifférentes les unes que les autres
et auquel ta passivité
Prend sa place pour te donner du monde une succession
d'images
Auquel tu ne portes pas plus d'intérêt
qu'à l'endroit où tu vis, là, ici, tant
bien que mal.
Parfois, tu regardes autour de toi, mais ta fenêtre
est trop opaque
Pour y voir l'extérieur que tu imagines
grisâtre, déformé,
Au point de non-retour à la normale, et d'ailleurs
qu'y a-t-il de normal ?
Ton corps est mou, blanc comme un cachet d'aspirine, telle
une planche
Lorsqu'elle est inutile sauf à servir de support
à un matelas pour dormir, s'y allonger
Et éviter l'inévitable : les maux de
tête. Tu
es assis, vêtu d'un pantalon de pyjama
Torse nu dans ta chambre de bonne avec un livre posé
sur tes genoux.
Tu es fatigué, las, sans muscle, sans os, le soleil
tape et tu as chaud.
Dans la chambre voisine, quelqu'un va et vient, tousse,
traîne les pieds,
Il fait du bruit comme tout le monde. Dehors, c'est Paris.
Tu es trempé de sueur, tu te lèves, tu vas
à
la fenêtre et tu la fermes,
Tu passes un gant de toilette humide sur ton front, tu te
couches.
Le jour de ton examen arrive, mais tu n'y vas pas. Tu es
bloqué,
Tu ne bouges plus malgré les préparatifs que
tu as faits pour te réveiller.
Rien n'y fait, partout les bruits crépitent de toute
part,
ça te paralyse.
Sans le vouloir, tu vas te dédoubler, tu te
lèves, te laves, te rases, te vêts,
Et puis tu t'en vas, mais où ?
Les regards inquiets de tes amis convergent vers ta place
restée vide.
Tu ne diras pas ce que tu sais, ce que tu penses sur les
hommes, tous les hommes,
De la manière dont on les manipule pour les
aliéner
avec des cols blancs
Et de lourds manteaux noirs, ce que tu penses sur Marx et
les autres
Dont tu as lu tous les livres. Au fond, tout
t'indiffère,
Tu ne feras plus d'études, tu ne veux penser
à rien, tu ne te laves pas, t'en as pas envie,
Heureusement tu mets à tremper tes chaussettes sales
dans une bassine en plastique
Avec un peu d'eau à l'intérieur. Tu ne vas
plus au café voir tes amis.
L'un d'eux d'ailleurs va gravir les six étages qui
mènent à ta chambre,
Et toi, tu ne lui répondras pas.
Il reviendra plus tard, glissera un mot sous la porte. Tu ne
veux
voir personne.
À force, tu constates une évidence : tu ne
sais pas
vivre.
Le soleil continue à taper fort, la chaleur dans la
pièce devient insupportable.
Tu ne lis plus, tu fumes.
En toi, quelque chose s'est cassé, pourtant tu avais
tout pour réussir,
Mais tout, le passé, le présent, l'avenir se
confondent dans ton esprit fragile
Dans cette mansarde de cinq mètres carrés.
Tu restes dans cet espace clos sans manger, sans bouger
Tu regardes dans le vide ce qui t'entoure, tu fais le bilan
de ton premier quart de siècle,
Et même ton courrier, tu ne descends pas pour aller le
chercher, tu fais le mort.
Comme les rats, la nuit, tu traînes dans les
rues, tu
marches, tu es un somnambule.
La vie moderne n'apprécie pas de tels comportements.
Pour être un homme, un vrai,
Il te faudrait fixer l'horizon, être tenace et avoir
envie de marquer ton existence
Pour ne pas devenir un laissé-pour-compte, un gars
qui arrive toujours trop tard.
Toi, tu es cassé d'avance, cassé, tu n'as plus
besoin de rien, même tes amis se sont lassés,
Ils ne frappent plus à ta porte. Tu ne veux pas
être
confronté à eux,
À quelque niveau que ce soit, tu te protèges
de tout affect, de toutes difficultés
En te repliant dans ce vase clos où la nuit tu restes
étendu à regarder le plafond
Juste avant de sortir comme un zombi pour te mêler
à
la foule des Grands Boulevards,
Pour marcher, ne faire que cela, marcher. Ta
métamorphose n'a rien à voir
Avec celle de Kafka. Tu as l'impression d'avoir toujours
été ainsi,
Tu te regardes dans la glace, tu es nu.
Qu'ai-je vécu ? Cette question tourne dans ta
tête avec les images de ton passé,
Pourtant tu n'es pas un vieil homme à la veille de sa
mort, tu démissionnes.
Tu démissionnes avec l'espoir de trouver un calme et
tu rêves de province,
De villages déserts, de maisons aux volets clos et
aux portes de cimetières
À tout moment ouverts. Tu n'es qu'une ombre de toi
même, indifférent à tout.
Ton voisin dort de l'autre côté du mur, tu t'en
fous.
Chapitre 4
Witold Gombrowicz - Ferdydurke
... Et puis un mardi, je me réveillai en sursaut
comme si j'avais quelque chose à faire,
Il me semblait que je devais partir, filer, prendre un taxi.
Mon corps se contractait
À la pensée qu'il ne se passerait rien, quel
que soit le projet,
Il n'arriverait rien de rien. J'étais dans le
néant, la panique, le vide, l'inexistence,
Tout m'apparaissait irréel, je me déchirais,
me dispersais de l'intérieur.
J'étais médiocre, honteusement petit avec une
violence qui ne demandait qu'à sortir,
Qu'à me faire du mal. J'avais fait un rêve, je
redevenais un adolescent
Et debout sur un rocher, je disais quelque chose de ma
petite voix de coq,
Je voyais dans une glace mon visage inachevé,
immature, mettant du doute
À l'image que j'avais de ma personne devenue adulte
malgré moi. À peine réveillé,
Je sentis mon corps. Pas tout entier, il s'était
décomposé. En plusieurs morceaux,
Il communiquait avec des gens au comptoir d'un bistrot, ou
plutôt
Sur un champ de bataille pour laisser libre cours à
cette violence.
Je me mis à réfléchir à ma vie,
par moment, je souriais comme un idiot tout seul,
Mais rapidement je me trouvais dans une forêt bien
verte, bien sombre.
J'avais trente ans, seulement qui étais-je donc ? Un
homme
ordinaire,
Un homme comme tout le monde, allant dans des cafés
et dans des bars...
J'arrivai à communiquer avec autrui, sans savoir
toutefois
Si j'étais adulte ou autre chose. Avec le temps, on
se méfia de moi de plus en plus.
De bonnes parentes, bien aimantes à mon sujet,
faisaient ce qu'elles pouvaient pour
Me voir évoluer dans la société et
trouver ainsi une place acceptable dans ce bourbier.
Elles répétaient toutes en choeur :
Qu'est-ce que les gens vont dire si tu n'es pas un homme, un
vrai
de vrai, bonhomme !
Je manquais de maturité en société et
dans la vie,
Alors le temps passait contre moi, je vieillissais
implacablement.
Je me devais de tuer l'adolescent s'accrochant à ma
peau pour faire place
À la vie, à un éventuel mariage, avoir
des enfants, pourquoi pas...
Pour se faire, je me devais d'être plus au clair avec
mes penchants naturels
De papillonneur professionnel. Je n'y arrivais pas, je
mettais trop de distance
Face à ceux-là mêmes qu'on voulait me
voir ressembler.
Par dérision ou par dépit, je pris la ferme
décision d'écrire un livre.
Je me devais de préparer le chemin de ma route,
expliquer qui j'étais.
Au lieu d'écrire comme les autres de belles
histoires, je voulais parler
De cette part de moi que les adultes rejettent presque
toujours, cette part si immature
Qu'elle en devient soit un handicap, soit un moteur à
créer, à se connaître au moins.
La tête dans l'oreiller et le reste sous la
couverture, je faisais le bilan.
Écrire sur les apiculteurs ne me disait rien, je
voulais aller au fond,
Car j'étais resté un enfant en devenir,
c'était ça mon état réel, ma
substance.
Je ne voulais pas être esclave du regard des autres,
mais révéler mes faiblesses,
Celles dont la plupart des gens veulent mettre au placard.
Prenons un exemple, la culture mondiale est sous la tutelle
d'un troupeau
D'hommes et de femmes qui maîtrisent parfaitement tout
ça, et puis,
Je ne veux pas qu'on me lèche les pieds, ce qui
m'obligerait à les laver tous les jours.
Les uns me trouvaient sage, les autres pas. Leurs avis
m'avaient fait presque regretter
Le temps où j'étais tranquille, pénard
dans ma chambre de bonne sans avoir jamais écrit.
Je ne pouvais me détacher de l'avis de mes lecteurs,
Je devins rapidement leur proie, je me trouvais comme un
gosse impuissant
Devant son père à la force herculéenne.
Un médecin me prenant pour un sot,
N'attendait de moi que des sottises, et pour le contrarier,
j'évitais d'en faire.
Je me pliais tant bien que mal à cette situation
provoquant curieusement chez moi
Une volupté malsaine. Je me frottais à ce
monde d'adultes sans y pénétrer,
Restant sur mes gardes, j'étais adulte, certes, mais
n'exagérons rien ?
Je jouais à être écrivain et en
profitais pour explorer ce qui en moi était contre
tout.
Dans ce milieu bourgeois, je n'évoluais pas si mal et
cela, plus d'une fois, m'a surpris,
Car dans le fond, j'enviais inconsciemment certains d'entre
eux qui
Me surpassaient terriblement. J'étais un blanc-bec,
tout le temps à se regarder
Dans la glace, je me vivais dans une immaturité
indescriptible et parce que c'est
Le sujet de mon discours, je vais essayer de vous en donner
les contours
Le mieux que je pourrais. Il n'est pas bien de ne pas
vouloir être adulte :
Cela ne se fait pas, un point c'est tout. Si l'on subodore
que vous faites le gamin,
On se jettera sur vous pour vous croquer tout cru. On n'aime
pas ceux
Qui refusent de devenir grands. Je ne sais où je vais
et d'où me vient
Cet attrait pour la verdeur enfantine fixée en mon
corps maintenant à tout jamais
Comme des restes d'une maladie grave dont je suis sorti par
miracle.
À la foire du Trône, j'y suis allé, et
j'y ai
vu des gens hors normes,
Hors de ces normes sérieuses dont chacun sait
très bien de quoi je parle.
Dans les draps de mon lit, replié sur moi-même,
je rougissais
D'être resté encore un petit animal, un fauve
sensible aux chatouillis.
Il fallait en finir avec l'enfance et reprendre tout
à zéro,
Et d'abord, oublier ces fillettes, toutes ces fillettes qui
tournent dans ma tête,
Pour aborder une nouvelle vie sur de nouvelles bases.
... Et s'il m'était impossible de sortir de cette
adolescence bourgeonnante ?
Que se passerait-il si l'on me voyait comme je suis
réellement ?
Non, je n'ai aucun intérêt à changer la
donne, je m'accepterai, je le dois.
Et puis, finalement, l'idée de rester jeune toute ma
vie me convient parfaitement.
Chapitre 5
Oscar Wilde - Le portrait de Dorian
Gray
Dans mon atelier, j'aime l'odeur des fleurs de mon jardin et
Allongé sur mon divan fait de sacs persans, comme une
Diva,
J'admire ces oiseaux venant me rendre visite, se posant sur
le rebord de ma fenêtre,
Me faisant une bise matinale pendant que les abeilles
cherchent leur chemin
Dans les branches du chèvrefeuille de notre demeure.
Nous sommes à Londres,
Et sur mon chevalet est posée une toile
représentant un beau jeune homme.
La jeunesse a toujours été mon moteur, un
cheval de
bataille avec lequel je vis
Sous son emprise en permanence. Mon immaturité,
toujours elle, prend sa place
Dès les premières lignes de ce récit,
mais enfin que voulez-vous,
On ne se refait pas si facilement comme un coup de baguette
magique...
Sur cette toile, à côté du
modèle, je m'étais permis de faire mon
autoportrait avec
Aux lèvres un sourire digne de la Joconde,
Si vous me permettez cette modeste coquetterie.
Je considérais ce tableau comme le plus réussi
de ma production
Et l'idée me vint de vouloir l'exposer quelque part,
mais dans un lieu plutôt discret,
Intime, car il n'aurait jamais supporté la
vulgarité de ces grandes salles
Fréquentées par des milliers de visiteurs
indifférents à tout et sans culture,
Sans cette sensibilité dont seuls quelques-uns
d'entre nous
Sont très heureusement gâtés. Mais cette
idée ne traversa mon esprit
Qu'un court instant, très vite, je me ressaisis et
décidais de ne jamais montrer
Cette oeuvre à personne. Elle risquait de me faire
passer de la cour des petits
À celle des grands, et de cela, je ne voulais pas...
Je voulais rester dans l'ombre.
Sur cette toile, j'avais mis trop de moi-même, tout me
révélait honteusement.
Même si ces personnages mythiques ne me ressemblaient
pas, c'était moi pourtant,
Pire, c'était mon âme. Pour peindre cette
oeuvre, j'étais arrivé à me
défaire
De ma part intellectuelle. Je venais de naître et ne
savais
rien et
Prenant le pinceau pour la première fois,
J'étais redevenu un enfant. Vous connaissez la
chanson,
Un enfant devant son cahier d'écolier, avec son
tablier sur ses frêles épaules
Et son plumier sur son écritoire. Je ne veux pas
montrer cette toile,
Car je craindrais trop les mots qu'on pourra en dire,
même les meilleurs,
Cette intimité je voulais la garder dans un coin, je
ne sais où,
La protéger de la bêtise humaine me faisant
terriblement souffrir.
Mon modèle avait pour nom Dorian Gray, et ce
modèle
je l'aimais,
Cela me coute de vous en parler. Généralement,
ne serait-ce que par superstition,
J'évite de dire mes secrets. Chez lui, chacun fait ce
qu'il lui plait,
Nous n'avons pas à porter le drapeau de la
sacro-sainte morale.
Si certains comportements peuvent paraître
étranges à certains, c'est leurs affaires.
Dans mon jardin, je recevais des amis me demandant pourquoi
Je ne soumettais pas mon oeuvre aux regards des autres. Je
répondais :
Il y a mon âme à l'intérieur et mon
âme
n'est pas ce qu'il y a plus beau au monde.
À ces mots, le vent détacha une belle grappe
de lilas, je la ramassais
Et la mettais dans un vase avec de l'eau à
l'intérieur. Je pensais à un souvenir,
À une soirée passée chez une bourgeoise
aimant mes toiles.
J'eus l'impression de voir évoluer là, devant
moi, ces personnages de
" La Recherche ". Dans cette salle, les gens puaient le
civilisé,
Pourquoi m'y suis-je rendu ce soir-là, quel destin
m'y attendait ?
Un garçon, Dorian Gray. Il était là
devant moi, je le voyais pour la première fois
Se dressant comme un coq, un Dieu dans la broussaille.
Seulement,
Ma décision était prise, je ne veux ni aimer,
ni qu'on m'aime,
Je ne veux aucune ingérence à mon existence,
mon seul désir est de rester indépendant,
Mais devant Dorian Gray que pouvais-je faire ?
Je pris peur de mes sentiments, de mes sens, et me disposais
à
quitter le salon,
On me retint, flattant de toute part mes talents d'artiste,
Et de nouveau, nos regards se croisèrent ...
Chapitre 6
Gustave Flaubert - Bouvard et
Pécuchet
... On sortit de là pour prendre le boulevard et
respirer un peu d'air frais.
Sur un banc, nous posâmes nos chapeaux
Sur lesquels étaient inscrits nos noms respectifs,
nous en
fûmes surpris tous les deux.
Il me dit : " Tiens, comme c'est curieux, comme c'est
bizarre et quelle coïncidence... ".
Immédiatement nous fûmes conquis,
charmés l'un de l'autre. J'aimais ses yeux bleus,
Son visage coloré et sa manière d'être
fagoté, me faisant penser à quelque chose
D'enfantin, de joyeux. Je sus par la suite qu'il me trouva
sérieux
Et apprécia ma forte voix.
Me regardant, il me fit : " Comme on serait bien à la
campagne ! ".
On se découvrit un premier point commun : nous
détestons le tapage
De ces bourgeois ridicules et de Paris dans son ensemble.
Tout à
coup,
Un ivrogne traversa le trottoir, ce qui nous donna envie de
parler des pauvres ouvriers
Et de la politique. Il est fort bien ce garçon, me
dis-je intérieurement,
Tant je me sentais en harmonie, en osmose avec ce qu'il
disait, ce qu'il pensait.
Une calèche passa, promenant une mariée avec
son bouquet de fleurs
Et son bourgeois de mari. Notre second point commun se
révéla être
Qu'il valait mieux vivre sans femme et rester
célibataire toute sa vie.
Seulement, la solitude à la longue lasse un peu.
Nos paroles coulaient intarissablement, passant
indifféremment des choses
Les plus intelligentes à celles faisant notre
quotidien le
plus ordinaire, le plus trivial.
Nous avons tout de suite dit du mal de la façon dont
les gens
Vivent et cohabitent ensemble. Tout passait à la
moulinette de notre ami
Jean Christhophe Averty, homme de télévision
des années soixante.
Notre mémoire longtemps anesthésiée se
réveilla enfin sous l'effet magique
De cette amitié naissante. À notre
première rencontre, nous dînames dans
Un troquet que j'aime à fréquenter, tout
près du métro " Hôtel de Ville "
Sous le nom si champêtre : " Les marronniers ". Je le
signale à tous ceux
Qui voudraient y aller pour passer un bon moment et en
profiter un dimanche
À midi pour un brunch à trente euros,
café compris.
À peine nous a-t-on servi le plat du jour, qu'une
conversation vint nous animer
Sur les aliments pouvant faire du bien ou du mal à
notre corps de pauvres mortels.
Ce fut l'occasion d'une discussion médicale et l'on
se rendit compte rapidement
De l'énormité du sujet et des choses à
savoir en ce domaine comme en bien d'autres.
Si ces considérations présageaient le
meilleur avenir à notre relation, hélas,
Les contraintes de la vie étaient là : il
fallait gagner notre pain quotidien pour continuer à
Vivre. Nous étions tous deux comptables, cela nous
rapprocha encore plus, enfin
Nous n'étions plus seuls au monde, et de surcroit,
nous avions une passion
En dehors des chiffres, celle de tout critiquer, tout
remettre en
cause,
Nous doutions de tout. Les gens de la haute en prenaient
pour leur grade,
Nous riions aux éclats de tout, et de tous.
Mis en confiance, je lui fis une confidence, jeune, je
voulais devenir acteur,
Mais, lui ai-je dit, ce fut un échec cuisant. Pour
terminer la soirée, je l'invitais
À boire un dernier verre chez moi, rue Saint-Martin.
À peine entré dans la pièce,
Il vit un plaid rouge offert par la Redoute pour ma
fidélité à l'égard de leur
entreprise de
Roubaix : il le mit sur ses épaules. Mon petit
appartement, avec tous ses livres lui
Avait plu, mais la poussière et la fumée de la
chaudière le suffoquèrent un peu,
Alors pour renouveler l'air, il ouvrit grande la
fenêtre de
ma chambre, après
M'avoir demandé la permission bien entendu. Il ne
resta pas longtemps, car
Il voulait rentrer chez lui, alors, je l'accompagnais,
évidemment.
Sa pièce à lui se trouvait face au pont de la
Tournelle et jouissait d'un balcon donnant
Directement sur la Seine. Sur une commode, la photographie
de son
oncle souriait
D'un petit air narquois. Rapidement, il se fit tard, nous
travaillions le lendemain, je le
Quittais alors. Le jour suivant, j'allais le chercher
à son travail, et son premier mot fut
Un mot drôle dont je ne me souviens plus la teneur,
mais enfin c'était bien. Il était le fils
D'un petit marchand et n'avait pas connu sa mère,
morte bêtement très jeune.
Il découvrit les joies des chiffres dans un bateau,
alors il en fit sa profession.
Malheureusement, il avait l'humeur changeante.
Son oncle s'occupa de notre petit bonhomme jusqu'à sa
majorité,
Mais sa vie ne s'améliora pas vraiment, c'est
pourquoi il fréquenta les bordels.
Lorsqu'on se rencontra, son existence n'avait pas de sens.
Nous nous vîmes presque tous
Les jours et petit à petit nous nous tutoyâmes,
nous
nous fîmes de nouveaux
Amis communs, mais nous préférions êtres
seuls, passer notre temps à parler,
À visiter des musées et c'est d'ailleurs
là,
au Louvre plus exactement, que
Raphaël lui sauta aux yeux. Il s'émerveillait de
tout
ce que l'on voyait,
C'est pourquoi nous allâmes partout, du Collège
de France aux académies
Les plus valorisantes pour notre égo : nous avions si
soif
de connaissance.
Tout nous passionna, le moindre meuble ancien
éveillait chez mon ami
Son imaginaire si longtemps renfermé sur
lui-même.
À peine quelques fleurs caressaient notre horizon,
notre désir
D'aller vivre à la campagne revenait dans nos
conversations.
Peut-être aux yeux des autres nous étions
ridicules,
mais on s'en foutait
Et comme des amoureux, nous faisions à peu
près les
mêmes choses. Puis vint
Le moment redoutable où seuls comptaient pour nous
les moments passés ensemble,
Le reste nous devenait de plus en plus invivable. Les autres
nous
apparaissaient
Dans leurs obscures nullités à tous moments,
surtout ceux passés au bureau.
À force de se connaître, nos caractères,
nos personnalités même,
Devenaient de plus en plus semblables.
Que faire pour sortir de cette vie médiocre ?
Que devenir :
Saltimbanque ou chiffonnier ? Non, il nous fallait trouver
autre chose...
Chapitre 7
Jean-Jacques Rousseau - Les
Confessions (Livre 1)
Si je vous ai parlé de lui, peut-être faut-il
maintenant vous parler de moi.
Dans un premier temps, je voulais faire quelque chose
d'exceptionnel,
Me montrer tel que j'étais. Si je ne vaux pas mieux
que l'ensemble de l'humanité,
Il n'en reste pas moins une chose, je suis différent,
pas fait dans un moule,
Et en écrivant, j'espérais voir plus clair en
moi et amuser, pourquoi pas, ceux
Qui auraient le courage de me lire. Si un jour je devais
mourir, alors j'aurais
Au moins fait ça et devant l'infirmière qui
fermerait mes paupières je lui dirais :
Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce
que je fus. J'ai dit le bien et le mal
Selon mes humbles possibilités. Jamais je n'ai menti,
Je me suis montré tel que j'étais, un homme
avec ses bons et mauvais côtés,
Je me suis dévoilé. Nu je me suis mis pour
cette confession,
Et si j'ai mal agi, qui me lancera la première pierre
? Mon père, horloger de profession,
Eut l'idée curieuse de naître dans une famille
composée d'une ribambelle
De quinze enfants, ce qui n'arrangeât en rien ses
affaires.
Mon grand-père maternel
Était relativement riche, et malgré cela il
accepta
de donner sa fille à mon père, car
Lui et maman se connaissaient depuis l'âge de huit ou
neuf ans. Tous les soirs,
Ils aimaient déjà se promener ensemble au bord
de la rivière,
À dix ans ils devinrent inséparables, comme
mon ami
et moi, à tel point
Qu'ils ne se séparèrent jamais. Ce qui
compliqua notre histoire était de voir les
frères et
Les soeurs de ces deux familles se marier entre eux avec la
bénédiction de tous.
En choeur, ils allèrent voir monsieur le maire et hop
là boom, tout le monde
Était content, ils fêtèrent tout
ça avec bonheur et entrain. Ma mère
était
D'une beauté absolue, son esprit, ses talents lui
attirèrent les bonnes grâces de
La haute société. Elle avait de la vertu, plus
encore, elle aimait son mari.
Je naquis infirme et malade, elle en mourut, ma naissance
fut
Le premier de mes malheurs. Je n'ai jamais su comment mon
père supporta cette perte,
Mais il vit en moi sa femme, et ses convulsives
étreintes n'en étaient que plus tendres.
Plus tard il trouva la mort dans les bras d'une autre femme
qu'il
imaginait être ma mère.
J'étais né presque mourant, et je gardais de
cet évènement une sensibilité à
fleur de peau.
Il est vrai, on s'occupa de moi, on me laissa en vie.
Je ne sais comment j'appris à lire, mais je me
souviens de
mes premières lectures.
Après le souper, nous lisions mon père
et moi
des romans laissés par ma pauvre mère.
Rapidement ce fut pour nous une passion et toute la nuit
sans relâche,
Nous lisions jusqu'à finir l'ouvrage. J'aimais
par-dessus tout les histoires d'amour,
Même si je n'avais aucune idée de ces choses,
les sentiments si bien détaillés
Dans les livres ne me laissèrent pas
indifférent, je sentais tout. Ces émotions
confuses
Me donnèrent de la vie des notions bizarres,
étranges, et malgré mes expériences,
Mon vécu, je n'ai jamais pu m'en défaire. La
bibliothèque de ma mère épuisée,
Nous eûmes recours à celle de son père,
homme
de goût et d'esprit,
Où se trouvait de bons livres classiques que je
m'amusais à lire haut et fort
Au creux de son oreille, pendant son travail. Comme Proust,
Je me croyais Grec ou Romain, je devenais le personnage dont
je lisais l'aventure.
Tout cela me donna beaucoup d'assurance, au point de vouloir
devenir acteur.
J'avais un frère plus âgé que moi, mais
c'était un libertin, un sacré coquin.
S'il lui arrivait un malheur, j'étais toujours
là pour le sauver du pire,
Prenant les coups à sa place pour le sauver et
décourager ce père, si aimant avec moi.
Un jour, il quitta la maison pour toujours. Il ne connut
jamais d'affection
En notre maison, et je me suis longtemps culpabilisé,
demandé si la cause
N'était pas à trouver dans ma propre personne.
J'étais pourtant chéri par lui,
Il me protégeait de tout, des autres et de la rue.
Bien éduqué, j'avais toutefois les
défauts de mon âge,
J'aimai les bonbons, je mentais quelquefois, mais jamais je
n'ai fait du mal
À mes camarades, sauf une fois à ma voisine :
j'ai pissé dans sa marmite...
J'en ris encore et me demande aujourd'hui comment Sigmund
aurait interprété
Cette action mictionnelle. Il m'eut été
impossible d'être méchant, tant j'étais
Dans un tel environnement plein de douceur et de
gentillesse.
Tous les gens de la maison m'aimaient et je les aimais en
retour,
J'étais un enfant facile à vivre, jamais
excité, jamais fantaisiste. Je passais mon temps
À lire ou à écrire, à me
promener avec la bonne, ou bien, près de ma tante,
À la voir travailler pendant des heures. Je vois
encore son visage si gentil, son regard
Si caressant, vous enveloppant de bonheur.
Elle me passa le goût, la passion de la musique. Je me
souviens de ses petites chansons,
De sa petite voix si douce, sa
sérénité, sa tranquillité et il
m'arrive même aujourd'hui
D'en pleurer, rien que d'y penser. Lorsque cela m'arrive, je
cherche la raison
De ma fragilité face à ces souvenirs si
anciens et je me retrouve, enfant,
Devant le trou de ce monde, sans réponse acceptable.
Ainsi
j'étais,
Coeur tendre, caractère flottant entre la force et la
faiblesse,
Vivant en conflit permanent avec moi-même...
Chapitre 8
Jean-Paul Sartre - L'enfance d'un chef
On disait de moi : " Il est adorable dans son petit costume
d'ange ", ou
" Votre garçon est gentil à croquer " et l'on
me prenait par la taille
Pour me caresser les bras, si doux au toucher... " C'est une
vraie petite fille ce garçon-là,
Tu t'appelles comment, Jacqueline ? ". Je devenais tout
rouge et disais mon nom,
Mais le vers entra dans le fruit et je me mis à
douter de moi :
Étais-je un garçon ou bien une fille ?
Des hommes, amis de la famille, m'embrassaient et
m'appelaient
Mademoiselle, car je portais une robe bleue, mes petits bras
étaient nus,
J'étais blond, et eux, ils aimaient les blonds.
Parfois, j'avais peur de ne plus être
Un garçon. Heureusement, je pouvais dormir sans ma
robe, la nuit
Dans ma chambre, dans mon lit, cela m'était permis.
Mais au petit matin,
Je me devais de remettre mon costume de fille. J'entendais
de-ci,
de-là :
Il est si doux en dedans ce petit avec sa petite voix si
fluette
Et ses lèvres si jolies, c'est une petite fleur, une
petite chérie, un pur bonheur.
J'aimai m'amuser à penser ça, à penser
que j'étais une fille, je ne sais pas pourquoi...
Un jour, c'était Mardi gras, on m'avait
costumé en Pierrot
Et mon père était fier de son petit
garçon et, un verre de champagne à la main,
Me souleva de terre en me disant : " Sacré Bonhomme !
". Comment voulez-vous
Que j'interprétasse cette marque de sympathie au
demeurant
si naturelle de la part
D'un père, mais moi qui avait connu petit la maladie,
je restais dans le flou
De ce monde étrange où je ne savais pas tout
à
fait qui j'étais.
Un soir, on me permit d'aller coucher dans la chambre de mes
parents
Comme quand j'étais bébé, papa me
trouva surexcité, c'est le mot qu'il employa,
Et moi, je le vis en bras de chemise pour la première
fois. De cette nuit-là,
J'ai oublié quelque chose, mais je ne sais quoi. J'ai
rêvé qu'ils portaient
Tous les deux, des robes comme j'avais, bleues, et
s'amusaient comme des fous
À danser autour de moi, moi qui étais tout nu
sur mon pot à chier. C'était un cauchemar,
Je me voyais avec un tambour entre les mains dans un tunnel
noir et mes parents
M'échappaient toujours autant. Je ne sais à
quelle occasion je poussais un cri
Comme pour sortir du tunnel et ce cri me réveilla en
même temps que mes parents,
Dans la chambre où nous étions tous à
dormir. Après cette aventure,
Il n'était plus question pour moi de recommencer
cette comédie avec ces gens-là,
Je décidais de ne plus accepter ce genre
d'invitation. Le lendemain,
Je bougonnais toute la journée dans les jupes de ma
mère, réclamant qu'elle me racontât
" Le Petit Chaperon rouge " et pendant qu'elle lisait, je
lui chatouillais le cou
Pour la taquiner un peu, lui demandant aussi si elle avait
été un garçon un jour.
Qu'est-ce qui arriverait si on ôtait la robe de maman
et si
elle mettait
Les pantalons de papa, et dans ce cas aurait-elle une
moustache comme lui ?
La regardant dans les yeux, je me mis à penser
à ce
film de Jean Cocteau :
"La belle et la Bête", j'avais devant moi une femme
à barbe comme à la foire du Trône.
Et maman pensait pendant ce temps-là que je l'aimais
plus que tout, d'ailleurs
Je la serrais très fort et l'embrassais comme les
grandes personnes.
Constipé, je l'ai été souvent, alors
elle m'aidait en disant :
"Pousse, mon petit, pousse mon petit bijou", là, je
ne sais pourquoi,
J'eus un doute, était-elle ma vraie mère ?
Depuis ce jour-là, je décidais
De ne pas me marier avec elle quand je serais grand. Je
n'avais plus confiance,
Le jour, elle était comme ça, et la nuit
autrement,
même qu'une nuit de Noël
Alors que j'allais faire pipi dans les cabinets, je l'ai vu
mettre les jouets
Dans la cheminée... Je n'en ai pas dormi de la nuit.
Parfois je jouais à être
Une autre personne, je m'appelai Louis et j'aurai pas
mangé depuis six jours.
La bonne, toujours aussi aimable, m'aidait à
déjeuner, mais je pensais toujours être
Louis, et personne ne s'en rendait compte, même qu'on
voulait m'apprendre le
À devenir un voleur professionnel, faire du
pickpocket, et tout cela me coupait l'appétit.
À la maison, il arrivait souvent que nous recevions
des dames
Qui ne font pas pipi au lit comme moi.
Et puis, toutes ces femmes m'aimaient bien, comme
leurs maris,
Me pelotant ici ou là, me traitant de mignon...
Et moi, je leur racontais des histoires
Auxquelles je croyais dur comme fer, ce qui
m'inquiétait un peu.
Parfois, on me traitait comme si j'étais un chien,
guili-guili sur le ventre et
Sous leurs doigts, je devenais une poupée, un enfant
poupée, un poupon
Qu'on met tout nu dans la baignoire pour le laver avec les
mains de toutes ces dames,
De tous ces messieurs, et le mettre au dodo dans un p'tit
berceau
Comme un bébé qui rit quand on le touche ...
Chapitre 9
Marguerite Duras - L'amant
Un jour, j'étais âgé déjà,
un homme est venu vers moi et m'a dit :
" Je vous ai connu lorsque vous étiez petit, et je
vous trouve toujours aussi mignon ".
Que répondre à ce genre de compliments ?
Il m'arrive souvent de penser à cette situation.
Pourquoi ? Je ne sais pas.
Pourtant, à dix-huit ans, j'avais l'impression
d'être déjà vieux,
Peut-être comme tout le monde. Cette impression de
vieillissement
A été brutale, j'avais le regard triste des
gens croisés dans mes lectures
Et cela ne m'inquiétait pas du tout, car je n'ai
jamais trop aimé, ni mon enfance,
Ni mon adolescence. Aujourd'hui, j'ai un visage
lacéré de rides, mais il a gardé
Les contours rappelant ma jeunesse. J'ai quinze ans et demi,
C'est le passage d'un bac, la traversée de la Touque,
entre Trouville et Deauville,
Je rêve ne pas être là. J'ai quinze ans
et demi et suis dans un pays imaginaire.
Il n'y a pas de saisons dans ce pays-là, il fait
chaud, toujours chaud,
C'est monotone à la fin... Je suis dans une pension,
et là je mange, et là je dors.
Ma mère est institutrice et moi, je suis son
élève. Mon petit frère n'a pas pu faire
Des études comme moi, sauf la comptabilité, et
ma mère en a beaucoup souffert.
Mon autre frère, l'ainé de la famille, pour
faire les siennes, est parti, très loin de nous.
Il nous a quittés. On fit comme s'il n'existait plus,
on l'oublia même lorsque
Maman acheta la concession. Nous mangions à notre
faim, nous étions blancs.
Lorsque j'ai eu dix-huit ans, il m'est arrivé
quelque chose. La nuit, c'était la nuit.
J'avais peur de tout et de moi aussi. Dans ma tête,
ça se portait sur mon frère aîné,
Mes idées se perdaient dans des interdits
inouïs.
Je voulais voir ma mère n'aimer que deux personnes :
moi et mon petit frère.
L'histoire de ma vie n'est pas un long fleuve avec sur
une rive des roseaux d'argent
Ou des amours dont tout le monde rêve, au point
d'être prêt à payer une fortune
Pour tenter sa chance dans ces voyages à fuir
l'ennui,
Qui est la pire chose pour beaucoup. Il n'y a eu jamais
personne
Sauf cette écriture ne me lâchant pas d'une
semelle.
Je confonds le visage
De mes dix-huit ans à celui d'aujourd'hui, meurtris
par la
maladie,
Dont j'avais la prémonition dès le premier
jour de ma naissance.
Heureusement ou malheureusement, je connus tôt la
jouissance.
Je traverse la Touque, j'ai quinze ans et demi, c'est
les vacances scolaires,
Alors je me suis installé dans notre petite maison,
à
Trouville-sur-Mer.
Ma mère n'est pas là, elle est restée
là-bas avec les indigènes, elle
s'inquiète
De me savoir loin d'elle. Elle craint pour moi qu'il
m'arrive un accident, un viol
Ou je ne sais quoi d'autre... Qui pouvait se douter de ce
qui allait advenir
À ce moment-là ? Et puis cette image qui
n'a pas été prise. Pourtant,
Plus réelle en moi qu'elle n'existe pas. C'est donc
pendant la traversée,
La marée était basse, elle avait rejeté
les déchets, produits des humains, sur la rive.
Il fait presque nuit et j'ai très peur de vivre
mes dernières heures.
Ce jour-là, la traversée fut marquante,
Mais aucune image n'est venue la fixer pour l'exorciser,
pour m'en défaire,
M'en débarrasser, alors, j'en ai fait une oeuvre
d'art.
Parfois je me demande pour quoi tout ça a
été.
Je descends du car et regarde la beauté de ce qui
m'entoure, les pécheurs, les bateaux,
Le marché et ses étals, le casino et puis ces
restaurants à touristes ouverts toute l'année.
Je rêve, je porte une robe en soie naturelle, je suis
une fille, j'ai quinze ans et demi,
Je sors du car, je prends la barque. Je pense à
Margueritte Duras, portant la robe
De sa mère sur ses épaules fluettes
d'adolescente, pieds nus ou en sandales de toile,
Elle s'en souvient, c'est le premier jour, elle est devant
cet homme
Qui allait devenir son amant. Ce jour-là,
Elle portait des talons hauts en lamé or, ils sont
beaux, elle les portera toute sa vie.
Elle porte un chapeau avec un large ruban noir, un achat
d'une enfant gâtée
Une envie d'aller se promener avec, dans la ville, pour se
montrer. Elle, si chétive...
Chapitre 10
Jorge Luis Borges - Le livre de sable
Il m'en aura fallu du temps pour vous le raconter,
tant cela était atroce.
C'était en février 69. Il devait être
dix heures du matin, je me reposais sur un banc
Face à la mer, l'eau était grise ce
jour-là,
je pensais.
Alentours, il n'y avait pas grand monde, sauf à
côté de moi sur le banc,
Quelqu'un était assis. J'aurais
préféré
être seul, mais je dois m'efforcer à être
sociable
De temps en temps. Nous essayâmes de communiquer et je
me rendis compte
Tout de suite que cet homme n'était rien de moins que
moi.
Nous sommes assis tous les deux sur ce banc, à
regarder la
mer.
J'avais des cheveux gris, et lui, ceux de ma jeunesse.
Dans un premier temps, il ne me crut pas lorsque je lui
révélais cette vérité,
Il m'a fallu donner quelques preuves des points communs nous
liant
D'une façon irrévocable. Je lui faisais alors
l'inventaire de notre maison,
Celle de notre enfance commune, tout y passa, du pot de
chambre aux lustres,
Des livres les plus divers aux dictionnaires les plus
insipides,
Sans oublier cette fin d'après-midi passé au
premier étage d'un petit immeuble
D'une place dont je ne me souvenais plus le nom. Il me le
donna,
Et me dit que nous rêvions certainement.
Peut-être, peut-être pas, mais pour l'heure,
Nous devons accepter cette aventure, nous ne pouvons faire
autrement de toute manière.
Et si le rêve se prolongeait ? dit-il avec
anxiété. Pour le calmer, je lui dis :
Mon rêve a duré soixante-dix ans et aujourd'hui
je fais le point sur moi-même,
C'est pourquoi tu es là. Veux-tu savoir quelque chose
de mon passé, c'est à dire
Ton avenir à toi ? Demande, et je te dirais tout.
Aujourd'hui, mère est en pleine forme,
Elle vit là-bas dans cette maison qu'on voit au
loin, mais père est mort depuis trente ans
D'une maladie de coeur. Grand-mère est
également morte,
Mais que veux-tu, on meurt chez nous comme partout.
Je ris en disant cela, mais cela n'eut aucun effet sur mon
interlocuteur.
Elle avait dit avant de mourir : " Que personne ne s'affole,
je suis une vieille femme
En train de partir, il n'y a rien de plus normal ! ". Et
père ? me demandes-tu.
Toujours avec ses plaisanteries, il disait que Jésus
ne voulant pas se compromettre
Préféra se verser dans la religion... Et toi
? Moi, j'ai écrit beaucoup trop de livres,
De la poésie aussi, elle te procurera un plaisir
inouï,
Tu verras par toi-même ! Il y a eu une autre guerre
entre les mêmes protagonistes,
Et les dictateurs n'ont pas manqué de par le monde.
Aujourd'hui,
Les choses vont mal, nous sommes coincés d'un
côté par les Russes, de l'autre
Par les Américains, et là maintenant, je ne
sais où nous allons.
Je ne le sentais pas très à l'aise dans cette
situation. Il serrait un livre entre ses mains,
C'était "Les Possédés" de
Dostoïevski. J'avais oublié cette lecture.
Il me fit part de ses projets d'écriture. Je
demeurai pensif, les yeux rivés
Sur les planches de cette plage. Je lui demandais s'il
aimait les
hommes,
Les croque-morts, les facteurs, et puis ceux qui habitent
des numéros pairs...
Il me dit que son livre traitait des gens pauvres, des
opprimés et des parias.
Tout cela me paraît vague, lui dis-je et continuais
à parler, mais c'était dans le vide.
Sortant de ses pensées, il me fit :
Si vous avez été moi, pourquoi avez-vous
oublié cette rencontre de maintenant ?
Je n'avais pas pensé à cette
difficulté, alors je lui répondis n'importe
quoi.
Comment se porte votre mémoire après soixante
années d'existence ?
Elle retrouve encore ce qu'on lui demande, je la maintiens
comme je peux,
C'est important la mémoire d'un homme l'ayant
utilisée plus qu'il n'aurait fallu.
Et si nous n'étions pas un songe, mais le
désir d'être deux ?
À discuter ensemble ainsi, je compris que nous ne
pouvions
pas nous comprendre.
Nous étions trop différents,
Trop semblables, nous étions chacun la copie
caricaturale de l'autre.
Chapitre 11
Albert Cossery - Mendiants et
orgueilleux
Appuyé sur un coude, je me réveille,
Le regard encore tout hébété par le
sommeil,
je suis perplexe, un danger menace,
Et cela me cloue entre mes draps. Je suis tout
accroché à
ce rêve où je me noie,
Je veux continuer à dormir. Toutefois, il me fallait
me ressaisir,
Me frottant les yeux, je me rendis compte de la moiteur de
mes mains, j'étais,
Sans m'en rendre compte, à même le sol,
entièrement habillé
Et l'eau avait tout submergé, ma chambre et son sol
dallé. J'avais l'impression,
Comme dans un cauchemar, d'être sur une île.
Cependant, ma frayeur s'atténua
À mesure que je reprenais conscience de la
réalité. L'eau venait de la chambre voisine.
J'avais peur, j'avais froid et toujours, j'avais sommeil, me
sentant faible et désemparé,
Mais cela ne m'empêcha pas de comprendre ce qui
m'arrivait : à côté
On lave le dallage à grande eau, comme ma mère
le fait une fois par semaine
Pour faire propre, c'est fou comme les gens sont maniaques.
Tout de même,
Ils ont failli me noyer ! Je ne comprends rien, les gens
d'ici sont généralement sales
Et jamais ils ne lavent rien, alors ? La maison où
j'habite est délabrée, insalubre
Et ces nouveaux locataires sont peut-être
différents
de leurs congénères.
Cette propreté soudaine, inhabituelle en ce lieu, me
frappa de stupeur.
Que faire de cette inondation ? À cette question,
j'eus cette réponse :
Attendre que cela passe, un miracle se produira
certainement... De toute façon
Je me sentais impuissant à faire quoi que ce soit.
Le temps passa et rien ni personne n'arrivait, alors je me
levais
et debout
Je regardais la situation en face, immobile,
halluciné, j'allais m'assoir
Sur l'unique chaise de la chambre. Je vis dans la plus
grande économie,
Je ne veux pas de leur confort, de leurs objets n'ayant
aucun sens pour moi.
Je n'aime ni la richesse, ni la misère, je n'aime
rien, sauf les hommes fous,
Ils me divertissent. Au sol, mon matelas commençait
à
pourrir,
L'eau des voisins faisait son travail.
C'était un désastre et cela me plut, car
justement je n'avais rien à perdre,
Puisque je n'avais rien du tout. Et ces voisins, qu'en
feront-ils
de leur propreté ?
Notre maison était vouée à
s'écrouler, et nous avec, nous allons tous
périr ici.
Philosophe, je pensais, lorsqu'un cri jaillit de la bouche
De plusieurs personnes, un cri infernal venant de la chambre
voisine.
Après, il y eut un silence suivi d'un hurlement
sinistre.
Tout d'abord, je ne comprenais pas ce qui se tramait
à côté lorsque tout à coup,
Je compris qu'il s'agissait de femmes pleurant, de
pleureuses donc
Et je réalisais que dans cette chambre-là,
à
côté de la mienne, il y avait un mort
Et l'eau blanchâtre ayant inondé mon logement
n'était rien de moins
Que celle ayant servi à laver le cadavre.
J'étais lavé. Je regardais mes mains
tremblantes,
Mes vêtements souillés par la mort. Il me
fallait faire quelque chose
Pour chasser le mauvais sort. Il me fallait laver mes mains
et faire pipi ensuite,
Trouver de l'eau, vite, vite, avant d'être
infecté moi aussi par ces "microbes".
Heureusement, mon humour prit le dessus, je me dis : si nous
devions mourir
À chaque microbe, cela fait bien longtemps que
l'humanité
tout entière
Sans exception aurait disparu. Mais cette idée
n'était pas suffisante
À calmer mon angoisse. Je m'assis sur ma chaise en
essayant de rire de ce qui m'arrivait,
Mon optimisme reprenait enfin le dessus, car il sait
triompher des pires catastrophes.
Maintenant, détendu, je me sentais mieux.
Dans la chambre voisine, on continuait à hurler le
mort,
Les pleureuses faisaient leur métier, elles
s'installèrent farouchement dans le malheur
Et leurs cris donnaient une atmosphère nous rappelant
que nous sommes tous mortels.
Chapitre 12
Fédor Dostoïevski
- Crime et châtiment
La lettre était là entre mes doigts et
j'attendais d'être seul pour la décacheter.
Elle émanait de ma pauvre mère et avant de la
lire,
j'embrassais ce tas de feuilles comme
Je l'aurai fait sur ses propres joues ridées. La
lettre était longue, je m'assis pour la lire
Tel un livre ou une lettre d'amour. Je l'ai là devant
les yeux et vais vous la lire
Tout simplement : " Mon cher fils. Je pense à
toi tout le temps,
Tu me manques tellement. Je n'ai que ma plume pour apaiser
le feu
de mon coeur,
Celui d'une mère se sentant si loin du seul homme
qu'il lui reste,
Tu sais, je t'aime, et pour ta soeur comme pour moi, tu es
tout pour nous.
Nous souffrons de te savoir dans une situation si mauvaise
sur le
plan financier
Et ma petite retraite peut à peine nous nourrir
toutes les
deux. Toutefois, j'ai pu réunir
Quelques kopecks pour que tu puisses au moins manger
à ta faim. Maintenant
Ta soeur vit définitivement avec moi après
s'être sorti de là où elle travaillait
et où,
Ne te mets pas en colère, on lui a manqué de
respect.
Elle ne pouvait pas quitter ses patrons avant, car ils lui
avaient fait
Une avance à rembourser sur une année pour te
l'envoyer, l'envoyer à son pauvre frère...
Alors ma chère enfant supporta beaucoup de choses
sans rien dire.
Silencieuse, elle resta tout ce temps, mais aujourd'hui, je
dois tout te dire, mon chéri,
Toute la vérité sur cette sale affaire qui,
grâce à Dieu, a trouvé un
dénouement
Acceptable. Au début, son patron la taquinait, pas
gentiment, agressif,
Tout le temps il était contre elle, mais je
préfère taire ce qui te mettrait en
colère,
Surtout que c'est fini à ce jour. Son épouse
n'était pas arrivée à calmer chez lui
Sa tendance à la boisson. En fait, cet homme si
méchant envers ta soeur cachait
Un désir humain inacceptable : il aimait ta soeur, ma
petite fille chérie.
Ce sale bonhomme âgé, ce sale père de
famille, comment pouvait-il envisager
De telles frivolités ? Un jour, ne pouvant plus se
tenir, il lui fit une proposition
Franche et répugnante, et même miroiter
quelques récompenses
Comme savent si bien faire l'ensemble de cette engeance, les
hommes, tous les hommes.
Je ne parle pas pour toi, toi tu es un saint. N'es-tu pas
issu de
ma chair ?
Il envisagea de tout laisser tomber et d'aller vivre
très loin, avec elle, à l'étranger.
Dans cette situation, que veux-tu qu'elle fît ? Elle
prit tout sur elle.
Intelligente, mais ferme, elle garda son caractère
intact
Jusqu'au jour où sa femme soupçonna ma petite
de tourner autour de son mari.
Cela se passa dans leur jardin, il y eut une scène
terrible, et la folle
Alla jusqu'à lever la main sur ta soeur. Ne te mets
pas en
colère en lisant ces mots,
Ces gens-là ne valent rien, pas même qu'on se
déplace pour venger notre honneur...
Après, on me l'apporta avec ses affaires mises en
vrac dans un balluchon,
Le tout en miette. Je n'ai pas osé t'écrire
avant, de peur de te voir malheureux ou pire,
Révolté. Ta soeur et moi avons beaucoup
hésité, craignant de te voir aller
Dans cette famille pour régler leurs comptes.
Malheureusement, les choses
Ne se sont pas arrêtées là, on jasa
partout dans le village,
Si tu savais comme les paysans peuvent être
médiocres lorsqu'ils s'y mettent,
Et pour ta soeur comme pour moi, ils ont
déployé tous leurs talents, ces
mécréants,
Au point de voir tous nos amis se détourner de notre
honorable maison
Et même on a voulu marquer notre porte avec du goudron
Comme si nous avions la peste. Notre loueur s'est mis dans
la tête
De nous jeter dehors... Imagine un peu ce que nous avons pu
vivre,
Nous, deux femmes seules, sans défense. Alors,
à bout de mes inquiétudes,
Je tombais malade, et ta gentille soeur me soigna avec tout
l'amour
Que tu lui connais. C'est un ange. Après tous ces
malheurs, mon chéri, il y eut enfin,
Que Dieu nous garde tous, il y eut un dénouement
heureux. Le mari à jeun
Eut des remords et avoua la méprise à son
épouse. Il sortit d'une boîte
Qu'il cachait secrètement, une lettre manuscrite de
ta soeur, elle lui demandait de cesser
De la harceler tout le temps et qu'il n'était pas
question
pour elle de déshonorer sa femme
Et ses enfants qu'elle était arrivée à
aimer
avec le temps,
Et cette lettre, si tu la lisais, tu serais fier du sang pur
de notre famille.
Cette femme, qui faillit être cocue, alla même
à
l'église demander pardon
Pour elle et son mari. Elle se mit à genoux, pria la
mère de Dieu, les larmes aux yeux,
Et vint ensuite nous voir chez nous, ici dans notre modeste
logis.
Elle pleura beaucoup, embrassa la petite avec
sincérité
et lui promit
De laver son honneur en allant de ce pas dans toutes les
maisons du village
Dénoncer son mari, maintenant déshonoré
à
tout jamais.
Chapitre 13
Nancy Huston - Une adoration
Ma mère, les yeux de ma mère. Beaucoup de gens
habitent les yeux de ma mère,
Surtout sur le plan psychique, elle est si ouverte qu'on y
entre comme dans un moulin.
Au comptoir du bistrot où elle travaille, elle
regarde les
gars au fond des yeux,
Alors eux, tu penses, ils en profitent et viennent lui
tailler une bavette
Pendant des heures, et qu'ils te disent du mal d'un tel, du
temps
qu'il fait, ou pire encore,
De toutes leurs histoires personnelles, très
personnelles... D'ailleurs son patron,
Le patron du bar, l'y encourage, la trouvant parfaite dans
ce rôle de psy,
Qu'il y en a si peu dans notre région. À la
fin de la journée avec les pourboires,
Elle peut aller faire ses courses sans toucher à son
salaire,
Les gars sont si généreux lorsqu'on les
écoute... Moi, je trouve ce qu'ils racontent
Tellement monotone, tellement banal. Cela a commencé
un matin, un dimanche matin,
Elle n'était pas seule comme d'habitude chez elle, il
y avait un homme,
Un inconnu... Seulement, avant de vous en parler, je dois
vous dire qui je suis.
Issu d'un père et d'une mère comme tout le
monde, j'ai une identité
Avec nom, prénom, sexe et date de naissance. Si je
vous ai
déjà parlé de ma mère,
Peut-être voulez-vous en savoir plus sur ma famille,
sur papa par exemple ?
Je vous comprends, alors allons-y, mon père... Qu'en
dire ?
J'ai un frère de cinq ans de plus que moi et on s'est
toujours aimé, même
Qu'il me pince les fesses tout le temps, mais ça
reste entre nous. De mon père,
Il dit qu'il était un excellent photographe
professionnel et moi je lui réponds
Ne pas savoir où il est mon père et de quoi il
pouvait encore se rendre coupable
Aujourd'hui. Il passait son temps à marcher pour
marcher, à courir pour courir,
C'était même devenu avec le temps quelque peu
suspect. Ici, l'hiver est pénétrant,
Humide, le ciel est bas, terne, alors tout ça le
rendait fou, ça lui coupait les jambes,
L'appétit, et la joie de vivre. Il a toujours
rêvé de nous quitter pour aller vivre
Loin d'ici. C'était un homme qui riait plutôt
jaune,
une relation
À ne pas fréquenter pour vous remonter le
moral ou vous dire quelque chose de gentil.
Il faisait des scènes à maman, surtout
à elle, et pour n'importe quelle raison.
Mon père est un homme qui aime l'ordre, il a
été
élevé ainsi,
À la longue cela l'a assombri et on le voyait souvent
aller dans la forêt,
Pour nous fuir probablement. Vous ne me croirez
peut-être pas, mais
Je ne lui en ai jamais voulu d'être si malheureux. Au
début il était amoureux de ma mère
C'est pourquoi il a accepté de s'installer là,
mais
vous savez l'amour ne dure qu'un temps,
Deux, trois ans à tout cassé, d'ailleurs
récemment certains scientifiques l'on
confirmés
Avec preuve à l'appui, mais je m'égare, je
dois continuer mon histoire, c'est important.
Ce qu'il aurait voulu, c'était retrouver ses
souvenirs d'enfance, ses anciens amis
Morts à la guerre pour l'essentiel, et puis surtout
revoir
son pays d'origine...
Il se sentait coincé comme devant une vie ne lui
appartenant pas plus qu'un tas de merde,
Je n'invente rien, je copie ce qui est écrit dans ce
livre,
Un tas de merde excrétée, pour être plus
précis exactement.
Il avait la rage, mon père, il n'était
maître
de rien, ni de sa vie, ni du monde,
Le pauvre homme, il se sentait
déshérité, nu. Je suis content de le
faire exister ici,
Au fond, je dois l'aimer cet homme ? À cette
époque, ce qu'il voulait,
C'était photographier des animaux aux moments
où ils allaient avoir une peur panique
Face au danger, face à la mort. La gueule ouverte
d'un rat
se tordant frénétiquement
Le cou face à un renard aux pattes
écrabouillées, aux vertèbres
fracassées...
Plus la souffrance des animaux était visible, plus
elle donnait à mon père de la joie.
Comment expliquer cela ?
À qui vendait-il ces images ? Je ne le sais pas non
plus.
Devant ces oeuvres, ma mère était
révulsée au point d'en vomir de honte...
Chapitre 14
Paul Nizon - Stolz
Ma chambre est aussi nue que la rue où j'habite, s'il
n'y avait le bus
Traversant de part en part la ville, avec ses
poignées pour s'accrocher et
Ne pas tomber par terre au moindre virage, au moindre
freinage.
J'avais froid partout. Curieusement, subsistait en moi un
désir de vivre;
Je n'avais ni parti pris, ni projets particuliers, seulement
ma jeunesse et cela
Me suffisait largement pour l'instant.
J'ai vingt-cinq ans et travaille à la poste pour
payer mon
loyer et mes études,
Mon père ne valant rien, ma pauvre mère
travaille encore à un âge où d'autres
Prennent leur retraite. Je vis dans cette chambre pour ne
pas vivre avec ma femme
Et mon garçon qui fait tout juste ses
premières dents. Il me faut subvenir
À tout ce petit monde et à mes propres
charges, alors je travaille la nuit, je
préfère,
Mais dans le fond, je me sens comme Gombrowicz, je me sens
profondément immature.
J'ai fait un rêve, où je me voyais dans un bus
bondé de monde, sur moi je portais non pas
Un pantalon, mais une barboteuse comme celle qu'on me
mettait lorsque j'étais enfant.
Il m'arrive qu'on me prenne pour un gosse, qu'on me tutoie,
Me tape sur l'épaule partout où je passe, je
fus même tenté de sortir masqué pour
déjouer
Les regards des autres. Dans cet état d'esprit, on me
prit
en photo un jour, elle est là,
Trônant sur le mur de ma chambre, et je la regarde en
me demandant qui peut bien être
Cet énergumène avec son manteau noir et son
visage à l'air inquisiteur.
Adolescent, pour me faire de l'argent de poche, j'ai fait de
l'intérim .
J'ai travaillé dans un chantier, c'était
l'hiver, j'y allais tôt le matin,
C'était à Paris, place de l'Etoile, on
construisait
le RER et je devais préparer
Les fiches de payes pour les ouvriers ayant travaillé
toute la nuit.
Le chantier tournait vingt-quatre heures sur vingt-quatre,
on faisait les trois huit.
J'étais installé dans une baraque avec
à l'intérieur quelques bureaux,
Des fauteuils et des machines à calculer manuelles,
c'était rustique.
Avec le temps, je me suis endurci, mais pas au point de
rester indifférent à la souffrance
Des uns et des autres, aux accidents pouvant leur arriver
dans ces tunnels
Où ils y laissaient leur santé, à force
de donner leurs muscles
Pour un salaire de misère. Dans la journée,
nous avions droit à quelques poses,
je les consacrais à parler avec un gars, jadis
jardinier en son pays, l'Italie.
Au début, ses confidences me faisaient plaisir
à entendre. Il avait perdu
Dans un accident de voiture femme et enfant, et passait son
temps
libre
À lire principalement, mais je me rendis compte
rapidement qu'il était bizarre parfois,
Fanatique peut-être. Je cessais alors de parler
avec lui. En travaillant là,
J'étais arrivé à faire des
économies pour envisager un voyage.
J'avais quitté la maison familiale et en auto-stop,
j'allais cahin-caha.
Fiévreux, j'avançais au hasard, là
où
mes pas me menaient.
Un jour, j'entrai dans un hôtel, où j'attendis
longtemps avant d'être installé
Dans une chambre dont je ne peux vous dire toute
l'immondice. Rapidement
Je fuis. Je quittais l'hôtel pour aller faire un tour
en ville.
Là, tout m'apparaissait sordide, glauque, affreux, je
retournais sur mes pas
Et me jetais sur ce lit, en fermant les yeux pour ne plus
rien voir.
La faim me réveilla en même temps qu'une envie
de boire, d'aller dans un bistrot.
Dans l'un d'eux, des joueurs de cartes posèrent leurs
regards sur moi je ne sais pourquoi,
Voulaient-ils me dévorer ? De peur, j'avalai vite
fait ma pitance et sortis de là.
Enfin, j'allais voir la mer, les lumières
scintillant sur l'eau,
Je me mis à délirer même, à voir
plein
de choses qui n'existaient pas,
Des palmiers, des voies de chemin de fer entrelacées
les unes aux autres...
Je me perdais dans le dédale de ces vacances
Et devant un portail grillagé fermé, je
demandais à qui voulait bien m'entendre,
Où se trouvait la porte de sortie de cet enfer
Dantesque. Une silhouette
Me fit signe de la suivre, c'était une enfant
cachée sous une cape noire,
Un habit de matrone. Elle s'approcha de moi, je la
repoussais, et
après
Lui avoir donné la pièce, je regagnai ma
chambre. J’étais exalté, pas fatigué,
exalté.
Dehors, sur le palier, il y avait du monde qui allait, qui
venait
en permanence...
Chapitre 15
Slamwomir Mrozek - La vie est
difficile
De l'autre côté du mur, il y avait une chambre
avec son lit, son armoire et sa table,
Le tout placé là par hasard... Un jour,
l'homme en eut assez, il déplaça ces trois
éléments
De là où ils étaient, et enfin, il se
sentit
immédiatement beaucoup mieux, mais,
Cela ne dura pas longtemps, rapidement l'ennui le reprenait,
Alors il lui trouvait pour cause la position de la table,
Ce n’était pas là qu'il fallait la mettre,
mais peut-être ici... De plus,
Pour simplifier le tout, il ne supportait plus de dormir le
visage
Tourné vers le mur, il préféra la
gêne
occasionnée par la vue de cette table
Toujours mal placée dans sa chambre. Au bout d'un
moment, il se résolut
À déplacer le lit et l'armoire tout en
laissant la table à sa place.
Pourquoi tout vouloir changer quand rien ne vous y oblige,
se disait-il.
Cette fois le changement fut radical, révolutionnaire
même,
Mais comme vous pouvez vous en douter, ce bonheur ne dura
pas,
Rapidement il retrouva son ennui habituel. Il décida
de chercher et de trouver,
Coute que coute, une solution plus radicale pour en finir
avec ça, et vite fait,
Ras le bol de traîner ainsi ces bouts de rien de pas
grand chose
Qui vous mangent la vie ... Il prit la décision de
dormir dans l'armoire.
Personne ne pouvait le contrarier sur un point : pour
radical, c'était radical,
Il en eut même mal au dos. Oui, ce fut la bonne
décision, car l'ennui fut relégué
Je ne sais où devant la douleur allant croissant,
à
mesure que le temps passait.
Seulement, tout n'étant pas rose en ce bas monde, une
nuit, il décida
De sortir de l'armoire et s'allongea sur son lit et, dans
cette nouvelle position,
Il dormit trois jours et trois nuits sans s'éveiller.
Dans le fond, il était conformiste, cet acte le
prouvait bien, et maintenant,
Nous pouvons classer sans remords cette affaire bien
ennuyeuse.
Chapitre 16
Françoise Sagan - Bonjour
tristesse
De l'ennui à la tristesse, il n'y a qu'un pas, mais
comment le franchir sans déranger
Mon affection pour cet état merveilleux dont je vais
maintenant vous faire part
En toute simplicité. Cet été-là,
j'avais dix-sept ans et j'étais un garçon
heureux.
Mon père avait quarante ans environ, c'était
un homme jeune, bien sous tous rapports
Et les femmes en étaient si convaincues, qu'il
n'était jamais resté seul.
Des aventures, il en eut, ça ne durait jamais plus de
six mois, car il aimait
Par-dessus tout le changement. Je l'aimais tendrement, il
était bon, généreux,
Plein d'affection pour moi, nous étions comme deux
amis, on s'amusait bien ensemble.
Un été, il me présenta sa
maîtresse du
jour qu'il avait rencontrée dans un bar
Des Champs-Elysées. Il avait loué sur la
Côte
d'Azur une magnifique villa
Toute blanche à faire rêver toute personne
normalement constituée.
Elle dominait la mer, et des pins parasols nous
protégeaient du soleil
Si envahissant pour les pauvres parisiens que nous
étions.
Nous passions
Des heures entières sur la plage à ne rien
faire. Mon père gymnastiquait
Pour perdre un début d'estomac incompatible avec son
charme de séducteur,
Voulant imiter en cela ces gens de télévision
vous présentant, le sourire aux lèvres,
La fin du monde et tous ses aléas. La plage me lavait
de la capitale,
J'aimais jouer avec le sable fin, le laissant
dégouliner le long de mes doigts,
Comme le temps qui file, pensais-je déjà,
philosophe. C'était l'été.
Cette vie oisive me convenait parfaitement lorsque j'ai
rencontré cet étudiant de droit,
Vivant avec sa mère comme moi avec mon père.
Il avait un visage qu'il m'est difficile de vous
décrire, mais il m'a plu tout de suite
Bien que je n'aimasse point la jeunesse dans son ensemble,
leur préférant de beaucoup
Les copains de mon père, les hommes de quarante ans
qui me
parlaient pour me plaire.
Mais lui, il me sortait de mon ordinaire, de mon ordinaire
à
moi, il était grand,
Parfois beau selon l'angle de vue, il me fit bonne
impression
Au point de lui faire confiance... Il chercha à me
plaire lui aussi, et j'avoue
Aimer ce travail de séduction. N'est-il pas le
symbole de la vie même ?
Le premier jour, après que l'on se quitta avec
l'espoir de
se revoir,
À table, j'étais dans mes pensées, loin
de la réalité, de mon père et de sa
maîtresse.
Après diner, nous allâmes nous allonger, comme
tous les soirs,
Sur les transats installés sur la terrasse. Juillet
commençait à peine,
Les cigales chantaient, nous étions heureux. Mais,
papa se
leva pour nous annoncer
Une nouvelle : il venait d'inviter une ancienne amie
à ma pauvre mère,
Morte il y a quinze ans. Cette femme chercha à me
séduire il y a quelques années
D'une façon outrancière. De cela, je n'en ai
jamais
parlé à personne. Bref,
Il l'avait invitée pour quelques jours à venir
partager notre bonheur, et notre location.
Malgré ses bonnes fréquentations, on ne lui
connaissait aucun amant, aucun prétendant,
Elle voyait des gens intelligents, discrets,
Ce qui était aux antipodes de ce que nous
étions, nous,
Si bruyants et toujours assoiffés d'alcool, de
beauté
et d'amusements divers...
Je crois qu'elle nous méprisait un peu, seuls nous
réunissaient ces diners
Que nous faisions pour les affaires de mon père, et
puis aussi cette idée
Qu'elle a été l'amie de ma mère. En
quelque sorte, elle la représentait
Dans ma caboche de pauvre orphelin. Après cette
annonce, la maîtresse de mon père
Alla se coucher et nous restâmes donc seuls. Tu as
l'air d'un petit chat sauvage,
Pourquoi es-tu si triste ? me fit mon père, me
regardant dans les yeux. Je lui reprochai
D'avoir invité cette dame qui risquait de
déranger l'équilibre de nos habitudes.
Je n'y ai pas pensé, avoua-t-il, veux-tu qu'on entre
à Paris ?
À ces mots, on se mit à rire aux
éclats, comme à chaque fois qu'il s'attirait
lui-même
Des situations quelque peu débiles. Mon vieux
complice, dit-il, que ferais-je sans toi ?
Tard dans la nuit, nous parlâmes de la vie, de l'amour
et de ses engagements,
Qu'il fallait absolument éviter pour ne pas souffrir
comme
des malades,
Pire des amoureux. Tout doit rester provisoire, me dit-il.
Chapitre 17
Hervé Micolet - La lettre
d'été
De l'autre côté de la fenêtre, dehors,
mon regard se porte sur ce pré, avec ses arbres,
Son chemin menant à cette maison aux tuiles rondes et
si intrigantes à mes yeux
En cet instant si particulier de ma vie. Ce paysage me fait
divaguer
Vers une autre existence sans toi, pleine d'ennui.
Mélancoliquement,
J'apprécie cet éloignement, je prends à
bras
le corps ce passage de l'hiver au printemps.
Très agréablement, le temps roucoule à
mes oreilles. J'écoute le battement de mon coeur,
Je pense à l'été. Ici, il n'y a plus
grand monde aux alentours, mes voisins sont partis en
Vacances, seule la végétation me reste
fidèle. Ce pays se déploie derrière
l'horizon,
Je trouve les journées abstraites, interminables
parfois, je suis désoeuvré,
Je vis à peine, mon emploi du temps est vide, mon
agenda inutile.
Je dors beaucoup et entre les moments de sommeil, je pense,
Je réfléchis accoudé à la
fenêtre. Je suis à la mi-temps de ma vie,
Je regarde ma montre, il est midi.
Je suis écartelé entre deux pôles que
tout oppose. Chaque année, je me surprends à
voir,
À vivre cette difficulté d'être, cette
impotence consubstantielle à ma personne.
La campagne me met toujours dans cet état-là,
la solitude au bout d'un moment
Fait son travail dans mes entrailles avec cet espoir
indescriptible
Enfoui dans mon intimité. La fenêtre m'indique
le chemin, là tout près,
Palpable, mais aussi loin, à l'étranger
peut-être. Je me sens en marge.
Dans cette chambre d'une douceur rare, l'instant passe
irrémédiablement
Et ne concède rien. La fenêtre est ouverte sur
l'extérieur, il n'y a rien, il n'y a personne.
Tes paroles me reviennent, je les laisse entrer dans la
pièce, tu parles de la nuit,
Tu regardes intensément les objets qui nous
entourent, les
livres
Et tes vêtements posés négligemment sur
une chaise en bois.
Les meubles, détachés par le blanc des murs,
ressemblent à une installation
D'un musée d'art contemporain, ils sont là
plantés comme des arbres anciens,
Rassurants, décorant cette grande chambre où
je suis, pour l'instant, à vivre las de tout.
La fenêtre, toujours elle, en premier plan, donne une
vue sur le monde tel qu'il est,
Un tableau sans retouches possible. Je me penche, et vois le
lierre sur la façade.
Soudainement, je doute de la douceur de cette nature,
Elle m'irrite les yeux ...
Chapitre 18
Quim Monzo - ... Olivetti, Moulinex,
Chaffoteaux et Maury
Dimanche, je suis allé me promener avec mes parents,
il y avait beaucoup de soleil.
Ma mère a mis un ensemble beige et mon père,
un pull bleu avec dessous
Une chemise blanche ouverte, et son pantalon gris. Moi, je
portais un ras-de-cou,
Une veste marron et des basquets rouges qui n'allaient avec
rien
De ce que nous portions tous les trois, surtout pas les
chaussures de mes congénères.
Après notre promenade, nous sommes allés
prendre un
petit-déjeuner quelque part,
J'ai pris un machin farci, un petit-suisse et des petits
croissants, ensuite,
On a vu des fleurs, elles étaient rouges, jaunes,
blanches
et même bleues, que papa
A dit qu'elles n'étaient pas toutes naturelles, en
regardant les oiseaux qui passaient
Par hasard vers là où nous étions, tous
les trois en famille. Mon père acheta
Son journal dans un kiosque à journaux. Il n'aime pas
voir
maman rester trop longtemps
Devant les vitrines des magasins craignant probablement pour
son porte-monnaie
Ou pire encore, sa carte de crédit. Sur une place, il
y avait une dame assise
Sur un banc public et on s'est mis à
côté d'elle, car elle nous réchauffait
le coeur
Rien qu'à la voir donner des graines aux pigeons de
la ville, comme quand j'étais petit,
Je m'en souviens, j'en donnais aussi. Mon père
constatant mon ennui me remit
La moitié de son journal pour regarder les images et
les dessins.
J'ai fait très attention à ne pas abîmer
le torchon, car je sais qu'il n'aime pas ça !
Mais, ma mère au bout d'un moment à nous voir
le nez sur nos feuilles grandes ouvertes,
En eut marre et le dit haut et fort. Elle se mit en
colère
contre lui, qu'il est toujours
À ne pas s'occuper d'elle. N'était-elle pas sa
femme à la fin ?
Après, quand on est rentré à la maison,
elle
nous a fait du riz comme à tous les repas
Et cette fois-ci, comme c'était le jour du Seigneur,
elle y avait ajouté le jus de la viande,
Et moi, j'aime pas ce mélange, je
préfère quand c'est normal,
Le riz d'un côté, le jus dans une tasse
à thé,
Comme ça, t'en prends ou t'en prends pas, moi j'en
prends jamais,
J'aime pas le sang des bêtes. Ceci étant,
j'aime bien ce panaché préparé par mon
père
Composé de limonade et de vin d'Italie.
Dans l'après-midi, mon oncle, ma tante et mon cousin
sont venus
Pour parler dans le salon. Au bout d'un moment, lui et moi,
on est allé dans le jardin
Faire du baby-foot et comme je gagne toujours, il
n'était pas content du tout, alors,
Je l'ai giflé pour qu'il comprenne que lorsqu'on
perd, on perd
Et lorsqu'on gagne, on gagne, c'est tout. Seulement mon sens
pédagogique n'a pas plu
Aux grandes personnes, je reçus une claque à
mon tour de ma mère et de colère,
Je l'ai interprété comme une caresse... J'ai
fait semblant de pleurer pour la forme
Et nous sommes tous retournés dans le salon voir mon
père lire son journal
Et fumer son cigare du dimanche, que ma mère lui
râle dessus, histoire ne pas changer.
Je ne sais pourquoi, à cet instant précis, nos
visiteurs sont partis, en avaient-ils
Ras le bol de nous ou avaient-ils d'autres choses à
faire à la maison, la leur ?
Qu'importe, nous, on est resté, parce qu'on n'avait
pas d'autres choix.
Alors, on a regardé la télé,
Sur la deux il y avait du foot, et mon père, c'est
ça qu'il aime par dessus tout.
Chapitre 19
Mircea Eliade - Le roman de
l'adolescent myope
Ma décision est prise,
Je m'y mettrais chaque après-midi, je n'ai pas besoin
d'inspiration, j'écrirai ma vie,
Et ma vie je la connais, j'écrirai le roman dont je
rêve depuis longtemps
Et j'utiliserai ces cahiers d'écoliers où je
marquais, au jour le jour, ce qu'il m'arrivait.
Si d'autres s'adonnent à la tristesse ou au foot,
moi, j'ai toujours préféré
écrire.
J'avais essayé déjà de rassembler mes
notes éparpillées dans un journal racontant
La vie d'un adolescent malheureux d'être incompris.
Orgueilleux, j'y mettais mon venin,
Ma haine, mon désir de vengeance contre ceux qui ne
me comprenaient pas.
Maintenant, je suis grand, j'écrirai autrement. Je
parlerai principalement de moi,
Mais cela intéressera-t-il mes lecteurs ?
Contrairement à
beaucoup, j'ai passé mon temps
Dans ma mansarde à désirer, à
rêver, non à des fêtes familiales et
à de pitoyables
Amourettes, mais à toute autre chose.
Commençons maintenant. Je suis myope,
Un adolescent myope malheureux à cause d'un grand
amour.
J'ai pensé l'appeler Olga, mais un ami m'a dit que
Laure c'était mieux.
J'allais donc lui donner des yeux, à cette jeune
fille, des yeux pour me regarder
Tel que je suis. Puceau, je n'avais jamais connu de fille,
Il m'arrivait de croiser celles du cordonnier, mais il
n'était pas question
De les utiliser pour mon roman. L'aînée
était
méchante et volait tous les fruits
Qu'elle voyait sur les arbres, même pas encore murs.
L'autre, était obèse et sale.
Toutes deux ne pouvaient donc pas jouer le rôle de
séductrice.
J'étais désemparé lorsque mon meilleur
ami me proposa de m'aider, car il avait eu,
Lui, quelques expériences. Mais comment écrire
un roman avec une jeune fille
Qu'on ne connait pas ? J'ai pensé à ma cousine
et l'ai donc approché.
Elle me conseilla de prendre pour héros un beau et
bon garçon,
Elle me donna même un nom. Le sujet, l'objet de mon
projet ne lui a pas plu,
Elle aurait préféré voir deux
individus, l'un beau, l'autre laid,
Elle me proposa même plusieurs titres à mon
futur livre.
Elle n'avait donc rien compris à mon désir,
Il ne s'agissait pas pour moi de raconter une histoire avec
un début et une fin,
Ce que je voulais, c'était entrer dans l'intime de
mes personnages, écouter
Leurs confidences, leurs rêves, leurs troubles. Je
voulais pénétrer dans cet
intérieur-là,
Et je voyais mon héroïne semblable à
toutes celles qu'on rencontre dans
Les romans des autres écrivains. Seulement, je
voulais en savoir plus sur elle.
Je la poussais à se raconter en détail. Elle
me fit
quelques confidences.
Elle rêvait de rencontrer une amie, jeune, belle,
très grande, riche et ayant un frère,
Beau comme il se doit, un Dieu quoi ! Il serait toujours
avec elles,
Et ce serait comme si elles avaient été trois
jeunes filles, trois amies.
Dans leur manoir, un soir, ils seraient attaqués par
des voleurs, mais courageuse,
Ma cousine prendrait le révolver posé sur une
table
de nuit et ferait fuir ces bandits,
Libérant ainsi et la soeur et son frère. Lui,
blessé, elle s'en occuperait
Dans une chambre à coucher toute blanche avec plein
de fioles pour le soigner.
Les parents du garçon seraient reconnaissants et les
laisseraient seuls
En quittant la chambre sur la pointe des pieds et le sourire
aux lèvres.
À ce moment-là de son discours, elle
s'arrêta
nette, ne pouvant aller plus loin,
Craignant de se découvrir trop dans ce jeu où
l'imaginaire a tant de pouvoir.
Chapitre 20
Michel Leiris - L'âge d'homme
Enfin bref,
Je viens d'avoir trente-quatre ans, je suis de taille
moyenne et je crains de perdre
Mes cheveux. Pour ne rien arranger, je suis né sous
le signe du Taureau,
D'ailleurs j'en ai le front, il est haut comme celui de la
bête,
Sans parler de ma tendance naturelle à rougir
au moindre regard d'autrui.
J'ai des mains plutôt maigres, ce n'est pas
spécialement très beau et j'ai peur
Que l'on devine par leurs formes, mon caractère
étrange et l'ensemble
De ce corps peu alléchant pour qui voudrait s'y
approcher.
Courbé, incliné en avant,
Si maigre qu'il me faut utiliser toute mon intelligence pour
me vêtir
Avec un semblant d'élégance. Je ne suis ni
pauvre, ni riche. Je n'aime pas
Me voir dans une glace, car cette image m'insupporte, et
puis, j'ai de vilaines habitudes,
Je fais des gestes inappropriés qui contreviennent
aux bonnes règles
D'une société civilisée : me ronger les
ongles jusqu'au sang,
Me frapper le front à chaque idée me passant
par la
tête... Ces tics, je les ai abandonnés,
Au moins pour la plupart, mais peut-être n'ai-je fait
que les remplacer par d'autres,
Restés pour l'instant au rang d'ébauches.
Pourtant,
pour ce qui est de se regarder
Le nombril, je dois tenir une bonne place dans le monde des
regardeurs de nombrils.
Je passe mon temps à écrire. J'ai toujours
aimé la littérature et aujourd'hui,
Je n'ai pas honte de me déclarer à tous,
littérateur. Est littérateur qui aime penser
Une plume à la main. En tant que tel, je ne suis ni
connu,
ni inconnu,
Cela m'indiffère. Jadis, j'ai voyagé comme
tout le monde pour me faire une idée
Des autres pays que celui où je passe ma vie
maintenant sans trop bouger de chez moi :
Je trouve cela inutile et sans intérêt. Ma
santé est ce qu'elle est, mon salaire assez bon
Pour un travail me plaisant de surcroît, je me sens
libre globalement. Toutefois,
Je me sens rongé de l'intérieur. Sexuellement,
je suis plutôt froid,
Et depuis quelque temps, franchement glacé. Vous en
parler
me coute beaucoup,
J'éprouve de la gêne, alors pardonnez-moi si je
ne n'explore pas cette question
Aujourd'hui. Je peux tout de même vous dire cette
chose que
je ne dis à personne,
Je n'ai jamais aimé les femmes enceintes.
Les formules du genre :
" Ils furent très heureux et eurent beaucoup
d'enfants "
Ne me font ni bander, ni rêver, mais vomir
plutôt. Devant un bébé,
Je me sens plus vieux que je ne suis, alors je ne vois pas
pourquoi j'aimerai ça,
Je ne suis pas masochiste. Et puis, faire des enfants qui
finiront un jour ou l'autre
Fatalement par mourir... Non vraiment, je ne veux pas
procréer.
J'en arrive à penser que l'amour et la mort sont des
choses si proches
Et vos histoires de jouissances, merci, très peu pour
moi.
Et puis,
Qui vous dit que ces comportements amoureux ne portent pas
malheur ?
Chapitre 21
Alberto Moravia - Moi et lui
Tu ne sais pas tenir tes promesses, qu'as-tu fait, salopard,
des pactes
Convenus ensemble ? Je dors, je fais des tas de rêves
aussitôt oubliés, sauf celui-là :
Je suis dans un studio de cinéma, je réalise
mon désir le plus cher :
Je tourne " Mon film ". J'ignore qui sont les protagonistes
de cette entreprise,
Mais je sais une chose, ce film est celui de ma vie, j'y
pense depuis toujours.
Sur un chariot de cinéma, je m'installe comme si je
n'avais fait que cela toute ma vie.
Je pose mon oeil sur l'oeilleton de l'objectif noir de
l'appareil, pour fixer sur la pellicule
Une scène d'amour. Un lit défait, un homme et
une femme, ils sont nus.
Lui, paraît épuisé et prend sans s'en
rendre compte la pose du poseur de Rodin.
Elle, est allongée, son corps parfait me fait oublier
pourquoi je suis là, j'oublie
Mon métier de metteur en scène et mon regard
se transforme, il devient concupiscent.
Bien entendu je fais comme si de rien n'était, je
refoule la concupiscence
Inconvenante en ce lieu, en ce moment, mettant en danger mon
projet.
Comment puis-je me distraire à ce point devant ce
corps nu
qui me plait, et de surcroit,
Il est là pour jouer un rôle comme au
théâtre et non te mettre dans un état
pareil.
Ayant fait jadis une auto-analyse, je peux maîtriser
cette poussée d'adrénaline
Et me remets à mon travail. Le scénario dit :
la comédienne se lève, va lentement
Recouvrir la lampe de chevet avec sa combinaison rose et se
jette, féline
Sur le beau jeune homme. Je crie comme pour me raisonner : "
Silence, on y va "
Mais la comédienne, au lieu de faire ce qu'elle avait
appris avec mon assistante la veille,
S'approche vers moi. Je fais tout pour la remettre sur les
rails,
sans conviction,
Elle s'approche de l'objectif où je suis à la
regarder, à la filmer, mais surtout
À la désirer comme un homme, pas comme un
metteur en scène. Plus elle s'approche,
Plus elle change, elle est de moins en moins
séduisante, elle ressemble maintenant
À mon épouse. Oui, mon épouse avec son
double menton, ses mamelles de vache...
J'ai envie de lui jeter à la figure : " Va-t-en,
rentre chez toi, salope ! ", mais rien n'y fait,
De ma bouche aucun son ne peut sortir, tout le monde a
déjà vécu
Cette impression dans un rêve, mais quand ça
arrive,
c'est franchement désagréable.
Ma femme avance toujours vers moi, j'ai l'impression
d'être
dans un film de Fellini,
C'est pas spécialement beau, son ventre en avant, au
bout d'un moment
Je ne vois que lui, elle continue à avancer, je ne
vois plus que son pubis de femme.
À ce moment-là, l'objectif se bouche,
probablement ces poils de femme âgée
En sont-ils la cause. J'éprouve l'envie de crier, je
me noie dans ces poils,
Au point de me réveiller avec un sentiment de
frustration atroce.
Je reste dans le flou de l'après-sommeil, je ne sais
ni où je me trouve, ni l'heure qu'il est.
Pourtant, je suis bien réveillé.
Énorme, raide, congestionné, pareil à
un arbre
Qui surgit d'une plaine, " IL " se dresse, soulevant
même le drap le recouvrant.
Fou de colère, je l'attaque immédiatement. Tu
m'avais promis de rester calme
Quand je travaille et au lieu de ça, tu fais le
fanfaron, tu déranges tout, partout,
Même dans mes rêves, tu fais de moi un
être raté, un être qui ne s'appartient
pas ...
Chapitre 22
Amélie Nothomb -
Hygiène de l'assassin
Journaliste depuis peu, je voulais impérativement
interviewer un octogénaire
Écrivain mondialement connu, et qui devait mourir
dans les
deux mois,
Selon les pronostics de ses médecins. Je
n'étais pas le seul de ma profession
À avoir eu cette idée, beaucoup de pays
étrangers avaient délégué
Des confrères pour cette tache : savoir ce qu'il y
avait dans le ventre de ce vieillard
Jouissant d'une telle renommée dans le domaine de la
littérature. Ainsi,
Deux mois avant sa mort, il put se rendre compte de
l'ampleur de sa notoriété.
Il lui a donc fallu faire le tri ne pouvant recevoir tout le
monde, et son secrétaire
Se chargea de ce travail en éliminant d'abord tous
ceux qui ne parlaient pas le français.
Il n'aimait pas les langues étrangères et ne
faisait confiance à aucun interprète.
Étant devenu avec l'âge un peu raciste, il
demanda de ne recevoir que des blancs.
Cela choqua énormément son entourage, car dans
ses travaux antérieurs,
Rien ne pouvait présager de telles
prédispositions.
Probablement, avant de mourir,
Devenait-il sénile, où alors, le faisait-il
exprès pour scandaliser ses sbires,
N'ayant plus rien à perdre dorénavant. On
élimina les télévisions et les
magazines
Féminins, politiques ou médicaux qui eussent
voulu savoir comment il avait attrapé
Un cancer aussi rare, dont il était si fier,
c'était celui des bagnards incarcérés
à Cayenne,
Jadis, pour violences sexuelles... Il vivait donc sa maladie
comme un signe
De sa noblesse, un signe venant s'inscrire sur son corps
obèse à la voix d'eunuque.
Les médecins étaient surpris de le voir encore
vivant à cet âge-là,
Avec tout ce qu'il ingurgitait sans se soucier d'une
quelconque hygiène alimentaire.
En outre, il fumait ses vingt havanes par jour, mais
était
chaste et buvait peu,
Ce qui expliquait peut-être sa
longévité, malgré un coeur
étouffé par la graisse.
Notre homme survivait, mais il n'en avait maintenant plus
pour très longtemps
Et le monde était sens dessus dessous, attendant tous
les jours des informations,
Des reportages, sans parler de sa mort. C'était
affreux, beaucoup d'intellectuels
Ont essayé de tirer la couverture à eux en se
demandant si le succès prodigieux
De cet écrivain était justifié, s'il
n'avait
pas en fait plagié, volé des auteurs
inconnus...
On entendit tout et son contraire, ce qui concouru à
assurer à cette agonie
Un retentissement exceptionnel. Notre auteur habitait au
rez-de-chaussée d'un immeuble,
Car se déplaçant en fauteuil roulant, il lui
fallait avoir tout de plain-pied
Et n'être tributaire de personne, ne supportant plus
ni les
hommes, ni même les animaux.
Une infirmière passait le voir à 17
heures pour le laver, mais ses courses, il s'arrangeait
À les faire encore lui-même chez
l'épicier, près de chez lui. Il arrivait
à communiquer
Avec son secrétaire, par téléphone la
plupart du temps, et faisait tout
Pour éviter de trop le voir. Cet homme habitait sous
les combles de l'immeuble
De notre écrivain, qu'il continuait à
vénérer pour ses actions humanitaires, sa
charité
Et cette générosité naturelle que l'on
pouvait revivre à chacun de ses livres.
Par contre, il terrorisait les journalistes venant le
questionner,
Souvent ils avaient l'impression d'être des
correspondants de guerre.
Cela commença un 14 janvier.
Le premier intervenant fut reçu par un : " Bonjour,
monsieur " inexpressif et crispant,
Dans une atmosphère lourde et surtout très
sombre, il devait être dix heures du matin et
La seule chose qu'il considérait au lever du lit
était sa voix, pas son visage.
L'autre essaya d'entamer la conversation, mais rien ne
venait, l'auteur restait muet.
Le journaliste lui demanda, histoire de rompre ce silence,
comment il allait ?
Le sachant sur le point de mourir, la question parut
fortuite. Silence. Soupir.
Je ne sais pas, lui répondit-il,
Si je savais à quoi je pense, je ne serais jamais
devenu écrivain...
Chapitre 23
Roland Dubillard - Olga ma vache
Moi, je suis un vieil écrivain et je vis avec une
vieille femme et trois grands enfants.
Personne ne me parle maintenant, et malgré cela, je
me sens redevenir jeune,
Je raisonne comme si j'avais vingt ans et n'ai plus envie
d'écrire comme il faut,
J'ai envie d'écrire comme il ne faut pas. Me revient
cette
histoire que j'ai gardée
Par-devers moi, ne l'ayant jamais dite à personne, et
pour
un auteur, c'est plutôt rare.
J'aurai dû la raconter, elle m'aurait donné un
peu de joie...
Ma vie a été si triste, si vide. Je dois vous
avertir avant toute chose,
C'est une histoire idiote, il s'agit d'une vache. À
l'époque où elle m'est apparue,
J'en avais assez de tout, je venais d'essuyer un
échec cuisant sur le plan théâtral,
J'étais dérouté, je ne savais plus trop
quoi
faire. J'avais un ami qui était peintre
Et qui a fait une époustouflante carrière dans
le chauffage central. Il avait
Une belle maison en Normandie, et me voyant dans cet
état de délabrement,
Il me proposa d'aller me reposer là-bas avec lui.
Alors, comme Bouvard et Pécuchet,
Nous voilà partis pour une retraite dans la grosse
maison de campagne de mon ami.
Comme nous étions dans un champ de pommes, le soir au
coin
du feu, nous aimions
Avoir près de nous, cette production de la
région dont nous sommes si fiers :
La bouteille de calvados.
Dans ma chambre, la nuit, le silence me parut
insupportable, il fallait m'y faire,
Alors je dormais beaucoup, probablement avais-je à
récupérer de longues années
De fatigue ? Lui, passait son temps à peindre des
vaches dans la nature et moi,
Je passais le mien à m'ennuyer inexorablement.
Parfois nous parlions ensemble
Sur tout et n'importe quoi, et pour lui ma présence
était moins pénible
Que cette solitude dont il se lassait avec le temps.
J'avais trouvé dans cet environnement-là un
grand calme,
Mais ça ne pouvait pas durer... Une des vaches de
l'enclos
acceptait de poser
Pour mon ami et cela m'amusa d'y aller voir de plus
près. Elle était toute petite,
C'était une génisse, m'avait-il dit, alors
j'allais
voir dans le dictionnaire ce qu'on disait
De ce mot que je ne connaissais pas : " Jeune vache n’ayant
pas encore vêlé. "
Bon d'accord, mais moi, ces questions de virginité
m'ennuyaient.
Elle était blanche avec des taches marron.
Ses yeux étaient un peu tristes, mais très
beaux, avec des cils très longs, très propres.
Sa tête avait deux petites cornes, très
petites, et un museau tout rose, tout mimi.
C'était une vache toute maigrichonne, son poil
soyeux, chaud, la rendait irrésistible.
Elle donnait envie de la toucher, de la caresser, de
l'embrasser,
Mais enfin, heureusement nous avons une conscience nous
rappelant
Que nous ne sommes pas des vaches. Bref, pour moi, elle
n'était pas
Si importante dans ma vie, mais pour lui, c'était
toute autre chose... Il installait
Son chevalet et sa toile dans le prè, comme un
prêtre sa bible et sa soutane à
l'église.
Il allait se produire quelque chose d'extraordinaire ce
matin-là.
Après avoir beaucoup ri de le voir agir de la sorte,
je m'allongeais sur l'herbe
Et ne bougeais plus, mais je regardais le modèle, qui
regardait, les yeux dans les yeux,
Son homme, le peintre. À la fin, peut-être
jaloux,
Je lui criai qu'elle ferait mieux de manger l'herbe ou de
lire un
bon livre. Alors,
Elle tourna la tête vers moi, et me contempla comme
personne ne l'avait fait auparavant.
Son regard me transperça, je me sentis vu pour la
première fois de ma vie...
Chapitre 24
Régis Jauffret -
Clémence Picot
J'habite boulevard Saint-Michel, je viens d'avoir trente
ans,
Et n'ai pas honte de dire ma profession : je suis infirmier
de nuit.
Dans la vie normale je suis seul, et en dehors d'un vieil
oncle demeurant dans le marais,
C'est le vide total. Bien sûr, à
l'hôpital je croise plein de gens, ils sont sans
importance
Sauf une collègue qui assure la garde au
rez-de-chaussée, et comme je suis
Au premier étage, alors je la croise quand je rentre,
quand je sors.
Pour être un peu tranquille dans mon travail et
puisque la loi me le permet,
J'administre à tous les malades de mon service,
surtout aux insomniaques,
Des hypnotiques efficaces ayant fait leurs preuves sur les
rats des laboratoires
Pharmaceutiques qui nous bichonnent avec des boîtes de
chocolats à la fin de l'année
Pour notre fidélité à leurs produits.
Après la distribution, je peux m'asseoir
Dans l'infirmerie et attendre qu'on ait besoin de moi
malgré
les médicaments
Pas toujours aussi radicaux qu'on pourrait le croire. En
général on me fiche la paix,
Mais il y a des nuits où ils ont l'air de
s'être donné le mot pour m'emmerder,
Alors ça sonne dans trois chambres à la fois,
et comme je n'ai personne pour m'aider,
Je dois me débrouiller comme un grand, tout seul, je
pique, je rassure les anxieux.
Avant que je m'en aille, le matin, les femmes de
service préparent les plateaux
Du petit déjeuner. À huit heures, on m'a
remplacé, je peux partir, rentrer chez moi
Et là franchement, je ne m'attarde pas à
tailler une bavette avec toutes ces pies
Qui commencent la journée, toutes fraiches, toutes
pimpantes. Dehors, je bois un café,
Je fais quelques courses, je regarde les piétons
marcher sur le trottoir,
Et je ne sais pourquoi, je les compare à tous ces
malades allongés sans force, s
Sns énergie à qui j'ai donné de quoi se
reposer toute la nuit.
À neuf heures, je suis à mon tour dans mon lit
pour
un sommeil réparateur.
En me réveillant, j'ouvre mes volets, je donne
directement
sur le jardin du Luxembourg.
Quand je ne travaille pas la nuit, je ne peux pas dormir.
Cela arrive souvent lorsqu'on ne bosse pas comme tout le
monde,
C'est notre punition en quelque sorte. Alors, dès la
tombée du jour,
Je consacre mon temps jusqu'à une heure du matin,
à
des taches ménagères
Tout en regardant la télé d'un oeil distrait.
Après, je tourne dans l'appartement ou
Je sors pour user mon ennui. Mes promenades, vous les
connaissez pour les avoir
Déjà lues dans mon précédent
livre. Place Furstenberg, je m'assois sur un banc
Et regarde paisiblement ce qui m'entoure, parfois même
des touristes me photographient,
Je représente certainement pour eux
Un élément de ce qu'ils iront montrer au bout
du monde...
Chapitre 25
Samuel Beckett - Molloy
Qu'on le veuille ou non, la maladie vient à un moment
ou à un autre
Et maintenant c'est mon tour. Je vis dans cette chambre, on
m'y a
installé,
Je n'avais plus de force, alors on m'a aidé. Un homme
vient chaque semaine,
Il me donne un peu d'argent contre quelques feuilles, il dit
c'est un échange,
C'est un travail, mais pour moi, tout cela n'a plus aucune
importance, tout m'est égal,
Je m'en fous. Je voudrais passer le temps qu'il me reste
à
faire mes adieux, à les écrire,
Mais eux, ils ne le veulent pas, prétextant que je
ferais cela plus tard. Quand,
Si ce n'est aujourd'hui ? Bon, je ne dis rien, je laisse
faire...
Je n'écris pas pour l'argent,
Pas pour quelqu'un, alors pourquoi tant de peine ? Je ne
sais pas,
Je sais seulement ne pas me souvenir des choses qui me sont
arrivées ces temps-ci.
Quoi qu'il en soit, je suis là dans cette chambre. A
qui a-t-elle appartenu
Avant mon arrivée ? J'ai l'impression qu'il s'agit
d'une personne très proche de moi,
Je veux parler sur le plan affectif, mais je ne sais pas qui
ce peut être.
J'ai connu, jadis, une petite boniche, ce
n'était pas le grand amour, le vrai amour,
Je vais essayer de vous en parler, mais avant, j'aurai bien
voulu
savoir si j'ai eu ou non
Un fils, un enfant dans mon existence. Seulement, qui me le
dira ?
Et cet homme qui vient me voir, que sait-il de moi ?
En réalité, comme je vous l'ai dit, je m'en
fous. Oui, j'ai perdu beaucoup de mots
Pour m'exprimer et il me reproche parfois certaines de mes
phrases,
Qu'il dit pas construites comme avant, avant quand ?
Ici, il passe son temps à boire, je le laisse faire,
n'ayant pas l'intention,
Ni même la volonté de le contrarier.
Mon récit m'a donné beaucoup de mal, surtout
le début,
Maintenant j'en suis à la fin, je crois, et eux,
donnent l'impression de vouloir
En faire quelque chose, un livre peut-être. C'est dans
la tête,
Elle ne marche plus. Elle dit : je ne marche plus... Vous
pensez,
C'est du Marguerite Duras, non ça n'en est pas, ma
tête en a assez.
Phrase après phrase, on se dit qu'après ce
sera fini. Une pensée traverse l'esprit,
Alors on essaye de la formuler sur ces feuilles qu'il
m'apporte tous les dimanches,
Car c'est toujours ce jour-là qu'il vient, du moins
d'après ce qu'il me dit.
J'ai toujours été perfectionniste et lorsque
j'écris, surtout maintenant,
Je me crispe de partout pour arriver à ne pas faire
une faute, pas d'orthographe,
Non, mais une qui vous mènerait en enfer par exemple.
Qu'importe tous ces soucis, un jour viendra où il
faudra dire Adieu...
Ce serait bête de ne pas dire Adieu au moment voulu.
Ne voyant plus grand-chose, les gens peuvent passer devant
moi sans que je puisse,
Comme avant, analyser ce qu'ils sont et ce qu'ils
ressentent.
Des images en moi réapparaissent, c'était
à la campagne, il y avait des vaches,
Elles machaient dans le silence du soir et leur ruminement
me revient,
Ce souvenir me fait tant de bien..
La ville n'était pas loin, il y avait deux hommes, un
petit et un grand,
Ils se ressemblaient comme deux frères, pas comme
deux vaches,
Ne me faites pas dire n'importe quoi ! Vous arrivez à
me faire rire.
Le champ était grand, vallonné et en son
milieu,
Il y avait un creux plein d'eau où ils se
regardèrent comme dant un miroir
En doutant de se connaître l'un, l'autre ...
Chapitre 26
Philippe Besson - En l'absence des
hommes
J'avais seize ans. C'était la guerre avec ses morts
sur les fronts, dans les villes,
Dans les campagnes. Combien d'innocents ont
été soufflés d'un coup pour rien ?
Je suis élève au Lycée Louis-Le-Grand,
sur le boulevard Saint-Michel
Je ne sais pas ce qu'est la guerre. On dit de moi :
cet enfant est superbe,
Il a une peau de fille... En fait, ils se trompent, j'ai
seize ans et je suis un vrai garçon.
J'échappe à la guerre car je suis trop jeune,
alors
que mes ainés,
Ceux qui se moquaient de moi, n'y échappent pas, ils
sont absents,
Je reste là entouré de femmes. Nous sommes en
1914.
De ce début de siècle, ma mère disait
voir Dieu dans toute sa miséricorde
Nous assurer le bonheur à tous. Elle s'est
trompée,
ce fut une catastrophe.
Mon père est vieux et dit n'importe quoi. Je ne sais
pourquoi ils m'ont fait.
Que peut dire un garçon de seize ans à
un homme de quarante-cinq ?
Alors, on ne se dit rien, mais vous, vous m'observez.
Pourquoi,
Que ressentez-vous à me voir ?
Vous me regardez comme si j'étais un animal. Je suis
impressionné, car
Vous êtes un homme renommé, et moi je ne suis
rien.
Je n'ai pas de conversation, je ne saurais quoi vous dire,
pas même bonjour,
Rien ne sort de ma bouche, pas même une politesse.
Malgré ce comportement
Peu engageant, vous persistez à me regarder, vous le
faites discrètement,
Je vous en suis reconnaissant. Je devrais être
flatté par ce regard, je pense :
C'est la peau d'une fille que vous regardez. Vous me faites
pensé
À ce film de Visconti où l'on voit un homme
sur le point de mourir tomber follement
Amoureux d'un adolescent, et ça se passe à
Venise, je crois. Ne vous fâchez pas,
Les associations me jouent parfois des tours dont je ne suis
pas toujours le maître.
Je me replie dans ma coquille comme un escargot sur une
poêle à frire,
J'évite votre entêtement à vouloir me
maîtriser avec votre regard...
Mes seize ans m'appartiennent. Je vais sur le balcon, vous
m'y rejoignez
Et toujours discrètement, vous me demandez comment je
m'appelle.
Je vous réponds pour la première fois et vous
me dites :
C'est un joli prénom.
Je vous regarde en face, tout le monde vous connait, je vous
connais aussi.
Vous me donnez le vôtre de prénom alors que je
le savais par coeur. Cet échange
Me rapproche de vous, sans que je le veuille vraiment.
Quelque chose d'intime
Tout à coup s'est immiscé là, à
ce moment-là, à cet instant précis.
À quoi tient cette transformation dans mon esprit,
dans mon corps ?
Vous n'êtes plus le même homme que tout
à l'heure, vous êtes mon semblable,
Comment avez-vous procédé, l'avez-vous fait
exprès ? Bien sûr que oui,
Vous l'avez fait exprès. Vous commencez à
parler, à dire des banalités,
Mais des banalités intéressantes sur un ton
que j'aime :
Cet été est si beau, on en oublie la guerre
avec ce
merveilleux soleil ...
Vous pensez comme moi, vous voulez l'oublier aussi
Et cela vous inquiète un peu... Je me sens à
nouveau très près de vous.
Pour m'abattre complètement, vous prononcez mon
prénom, ça me plait
Et ça, vous le savez. J'aime la façon dont
vous le dites.
Qu'allez-vous faire maintenant ? J'ai seize ans et vous
savez qui
je suis.
Chapitre 27
Bernard Schlink - Le liseur
J'avais donc seize ans. À cet âge-là,
j'ai eu
la jaunisse et plus les saisons passaient,
Plus j'étais faible. Il m'a fallu attendre un an pour
remonter la pente. À cette époque,
J'aimais être installé sur le balcon pour voir
la nature et entendre les enfants jouer
Dans la cour. En février, j'entendis chanter un
merle, lorsque je fis ma première sortie.
On passa devant l'endroit où j'avais
été pris de vomissement,
Il y a déjà quelques mois. En plus de mon
état de faiblesse général, je n'avais
pas faim,
Même de plats que j'aimais le plus. Le matin,
dès le
réveil, j'avais l'impression
D'avoir mes organes dans un drôle d'état, pas
à
leurs places,
J'avais honte de ma mauvaise santé, il m'arrivait
d'avoir envie de vomir
De rendre à la face du monde ce qui ne voulait plus
rester
à l'intérieur de moi,
Mais la force d'un geyser poussait et je vomissais tout
entre mes
pauvres doigts.
Il est affreux de vivre ces choses-là. Un jour,
Une femme me prit par le bras et m'emmena dans une cour
intérieure où des ouvriers
Travaillaient dans un bruit ahurissant. Là, il y
avait un robinet, elle m'aspergea
Le visage d'eau pour me réveiller et me mettre
d'aplomb, puis,
Elle jeta deux bons seaux sur le trottoir souillé de
mon vomi. J'étais triste,
Je pleurais, alors, elle prit dans ses bras, pour le
consoler, ce
jeune garçon timide.
Je me laissais faire et comme c'était une femme,
j'avais honte, je cessais de pleurer,
D'être malheureux grâce à ce contact si
chaleureux, si bienveillant.
Ne voulant pas me laisser rentrer chez moi tout seul, elle
m'y accompagna et
À la porte de mon immeuble, me quitta sans rien dire
de plus. Le médecin est venu,
Il diagnostiqua une jaunisse. Plus tard, je voulais revoir
cette personne, dont les seins
M'avaient tant impressionné, la revoir pour la
remercier, lui offrir un bouquet de fleurs.
Plusieurs années après, je revins à ce
même endroit, maintenant méconnaissable.
Ce qu'il y avait avant, a été remplacé
par un bâtiment tout neuf constitué
principalement
De studios où les gens ne font que passer quelques
jours, quelques semaines tout au plus.
Petit garçon, j'avais déjà
remarqué cet immeuble et je ne sais pourquoi dans mes
rêves,
Il apparaissait souvent. Il était là,
présent, et quand en rêve, je voulais voir un
immeuble,
C'était toujours lui qui apparaissait, ce pouvait
être à Rome ou à Paris,
indifféremment.
Je suis devant la porte, je veux entrer, il y a une
poignée, puis le rêve s'arrête, reprend,
Je roule en voiture en pleine campagne, le bâtiment
m'apparait à nouveau
Ma route est déserte, il n'y a pas d'arbres,
Ce sont des champs à perte de vue, un vaste paysage
de plaine sous un soleil de plomb...
Chapitre 28
Javier Toméo - Monstre
aimé
Je me réveille, du moins en ai-je l'impression,
J'entre dans la pièce, il est assis à son
bureau et
me tend la main,
Il a les yeux bleus et l'air faux jeton. Pourtant, il ne
m'apparait pas comme un homme
Particulièrement méchant, plutôt
affable, j'en profite pour m'asseoir.
Me voilà prêt pour un entretien avec le
directeur du
personnel
D'une banque renommée ayant répondu
positivement à
ma lettre postulant un emploi.
Il m'avertit d'emblée d'une chose importante, notre
entretien sera assez long.
J'aurai à répondre à toutes les
questions qu'il me posera,
Même les plus intimes, dans les moindres
détails sans rien omettre.
Je me présente à lui conformément aux
désidératas de mon C.V.
Je commence par l'essentiel, lui donne nom, prénom,
âge, j'ai trente ans
Et vis chez ma mère, que ce n'est pas drôle
tous les
jours.
Sa première question me touche, elle concerne un truc
majeur pour me comprendre :
Mon impossibilité à terminer ma
scolarité.
Je lui dis la vérité. Ma mère ne
supportait pas de me voir revenir à la maison
Avec un oeil au beurre noir ou avec mon cartable tout vide.
" Les autres... " ont toujours été pour elle
un problème insurmontable,
Nous aurons à en reparler à la rubrique Jean
Paul Sartre... Mais pour l'heure,
Je dois lui expliquer l'éducation reçue par ma
mère, une éducation toute particulière.
Il a l'air d'avoir du mal à comprendre certains de
mes comportements,
Le fait de n'avoir pas encore travaillé a l'air de
l'inquiéter. Il est vrai, rare sont les gens
Qui à mon âge se sont satisfaits d'une vie sans
cette obligation existentielle.
Maman veut m'avoir en permanence dans ses jupes, pourquoi le
lui cacherai-je ?
Il commence à saisir que ma mère joue un
rôle
important dans ma vie,
Ce qui l'amène à me poser cette question
délicate :
Pourquoi nous avoir écrit, pourquoi avez-vous
postulé
?
Justement, je ne veux plus vivre du RMI, de minimas sociaux,
et de surcroit,
J'ai de l'admiration pour cette banque, oui, la vôtre
Monsieur le Directeur, avec
Son immeuble d'acier et d'aluminium où se cachent
toutes les richesses des hommes...
À ces mots, il me regarde dans les yeux, l'esprit
ailleurs, je ne sais ce qu'il pense.
J'ai peur qu'il ait mal interprété ma
dernière remarque, mais pour le rassurer,
Lui prouver ma bonne foi, mon intégrité, je
dévoile un secret :
Ma mère n'est pas au courant de ma démarche
auprès de vous. Seulement,
Fine mouche comme elle est, il est bien possible qu'elle se
douta
de quelque chose...
Pourquoi ? me demande-t-il. Je ne sais pas. Je suis
tranquille sur un point,
Notre conversation est incontestablement intime, d'ailleurs
il me
sourit.
Il veut tout savoir de moi, car une banque ce n'est pas un
Mac-Do, me fit-il,
Nous voulons un service parfait pour nos clients, des
employés propres, nets,
Et nous savons que la moindre tracasserie dans la vie
privée de l'un
Peut engendrer le dérèglement de l'ensemble de
cette machine dont nous sommes fiers
De servir à toutes heures du jour et de la nuit.
Je respire fort et accepte de continuer l'entretien.
Je lui avoue que ma mère ne supporte pas de rester
seule à la maison, ne serait-ce
Que quelques heures, voilà les difficultés
dont maintenant je voudrais me défaire
En venant travailler auprès de vous, Monsieur le
Directeur.
Par moment, son expression exprime de
l'intérêt, de la tendresse.
Est-ce la preuve que ma candidature l'intéresse ?
Chapitre 29
Emile Zola - Thérèse
Raquin
Maintenant je travaille à Paris, tout
près d'un passage pittoresque se trouvant
Entre la rue Mazarine et la rue de Seine. Il n'est pas bien
large, il n'est pas bien long,
Mais je l'aime, et si je l'aime c'est qu'il y a une raison
... Peut-être voulez-vous
En savoir plus, alors, d'accord, montez dans le
manège, prenez place
Dans les petites voitures et les chevaux de bois...
Attention m'sieurs-dames, accrochez-vous bien, c'est parti
pour un tour.
Voilà donc cette histoire. Ce passage est pavé
de dalles bien jaunâtres, plutôt crasseuses.
Les vitrines des boutiquiers sont tout aussi
répugnantes, surtout l'hiver,
L'atmosphère y est lourde, pesante. À
l'intérieur de ces boutiques sombres
S'agitent des formes bizarres. Ces commerçants,
toutefois,
s'organisent
Comme ils le peuvent pour faire leurs affaires et utilisent
le trottoir d'en face,
Vierge de tout occupant, pour y mettre sur de larges
étagères, des faux bijoux et
Des bagues à trois sous. Le passage du Pont-Neuf
n'est pas
un lieu de promenade,
On le traverse par commodité. On y voit des apprentis
en tablier, des ouvrières
Travaillant dans le quartier, des gosses et des vieillards
faisant tous en coeur
Un bruit irritant les oreilles, tout en courant la
tête baissée sur le pavé,
Et rare sont ceux qui osent regarder ces vitrines. Le soir,
Des becs de gaz éclairent ce décor sinistre,
un véritable coupe-gorge,
On dirait une galerie souterraine pas rassurante pour deux
sous.
Il y a quelques années, dans une de ces boutiques,
plus exactement une mercerie.
Des gens exploitaient leur entreprise en vendant des bonnets
de nuit,
Des cols de chemise, des tricots, des bas ...
Le tout lamentablement pendu à un crochet de fil de
fer probablement rouillé,
Pour vous dire combien ces amas de choses à vendre
donnaient dans le lugubre.
Seuls les bonnets neufs et blancs faisaient taches et
ressortaient de ces couleurs si ternes.
J'entends certains d'entre vous me demander la raison de mon
attachement à cet endroit
Qui, à l'évidence, n'était pas du plus
grand
intérêt. Détrompez-vous, j'aime à
regarder
Ces boîtes de toutes les couleurs et de toutes les
dimensions, ces aiguilles à tricoter,
Ces rubans qui dorment en cet endroit poussiéreux
depuis cinq ou six ans. Donc tout,
Je vous le répète, avait viré au gris
le plus sale. En été, vers midi, si par hasard
Je passais par là, en insistant un peu, je pouvais
deviner
au travers de la vitre
La silhouette d'une jeune femme. Ce profil sortait des
ténèbres qui régnaient
Dans la boutique. Cette jeune femme avait quelque chose bien
à
elle,
Le front bas, le nez long, les lèvres roses et
pâles, mais on ne voyait pas le corps
Qui se perdait dans l'ombre de la salle peu
éclairée. Elle vivait dans cet espace
restreint.
Au bout du comptoir, un escalier en colimaçon menait
aux chambres. C'est là qu'évoluait
Ce petit monde : deux femmes, la jeune dont j'ai
parlé et une autre, vieille qui allait
Mourir probablement bientôt. Un gros chat tigré
leur
tenait compagnie. Et puis,
Un homme d'une trentaine d'années, assis sur une
chaise, causait avec la jeune femme,
Il ressemblait à la boutique, fade à souhait,
sur le visage des taches de rousseur
Lui donnaient un air d'enfant malade, déjà
bien abimé pour son âge. En haut,
Le logement se composait de trois pièces : une salle
à manger servant de salon,
Une cuisine toute noire et deux chambres à coucher,
l'une pour la vieille dame,
L'autre pour son fils et sa belle-fille. La chambre du
couple avait une autre porte
Donnant sur l'arrière du bâtiment, que nous
nommerons, pour la compréhension
De la suite de notre histoire, la porte de sortie. Elle
donnait sur une allée obscure,
Étroite. Lui, à peine monté, se mettait
au lit et dormait de suite. Elle, par contre ...
Chapitre 30
Henry Miller - Sexus
... Je la rencontrai un jeudi soir dans un dancing, et
nous
passâmes la nuit ensemble,
Mais le lendemain, au bureau, j'avais l'air d'un somnambule,
j'étais
Dans les nuages toute la journée, le soir venu, je
fus heureux d'entrer chez moi.
Je m'endormis sans demander mon reste. Seulement
après le repos, le diable est venu
Me rendre visite, m'invitant à la revoir
impérativement, coute que coute.
J'avais prévu pour cela une ouverture, je devais lui
donner un livre dont je lui avais parlé
Et l'idée me vint d'y adjoindre un bouquet de fleurs.
J'avais trente-trois ans et j'avais tout
échoué dans la vie. J'étais ce qu'on
appelle un nul.
C'était donc un samedi matin et j'étais loin
de me douter de ce qui allait m'arriver :
Sept années de bonheur. Le chiffre sept est
important, pas
une seconde je n'ai songé
Aux conséquences de cette rencontre. Je la
désirai et ne voulais pas la perdre.
Je me mis à lui écrire une longue lettre
après lui avoir envoyé
Le livre et le bouquet par un messager, je lui disais que
l'on pourrait se retrouver
Au dancing dès que possible et donc je lui
téléphonerai ce soir même.
J'étais terriblement agité, fiévreux
d'impatience.
Attendre encore était un supplice, je n'en pouvais
plus.
Je me rendis au parc d'à côté de chez
moi, la
tête vide comme un zombie.
Les enfants jouaient au bord du bassin avec leurs
petits bateaux,
J'entendais la musique du manège, le vent de l'air
frappa mon visage,
Me réveilla un peu de ma torpeur et des images de mon
enfance me sont revenues,
Quelques nostalgies, quelques regrets aussi. Combien
d'hommes de mon âge, pensais-je,
Ont déjà commencé leur grande oeuvre,
alors que moi, mes ambitions mortes,
Je n'avais qu'un désir, la retrouver. Je voulais
entendre à nouveau sa voix me rassurer,
Savoir qu'elle pense à moi comme je pense à
elle. Désormais, je voulais la voir
Tous les jours de ma vie, je serais ainsi illuminé
par sa présence.
N'en pouvant plus, je lui téléphonais, mais
elle n'était pas là.
J'essayai de savoir à quelle heure elle rentrerait,
on me raccrocha au nez,
Le ciel me tombait sur la tête. De désespoir,
je téléphonai à ma femme pour lui
annoncer
Que je ne dinerai pas à la maison, alors en
pensée j'entendis sa réplique :
" Tu peux crever, espèce de sale con ! "
Et moi de lui répondre : " Je me fiche bien de toi,
morte ou vive, je m'en fous ! "
J'entrais dans le bus, m'installant comme jadis à
l'école au fond de la classe.
J'allais de terminus en terminus, passant ainsi une bonne
partie de la journée
À essayer de calmer les tentions internes me bouffant
toute l'énergie nécessaire
Pour quelques actions bienveillantes à l'égard
de mon prochain.
À la vue d'un marchand de glace installé au
bord de
l'eau, je descendis du bus
Je marchais pas à pas jusqu'au quai, j'avais encore
du temps à perdre
Avant l'ouverture du dancing. Je n'avais rien à faire
de la journée, pourtant j'étais vidé,
Sans ressource, sauf cette volonté tenace. Je trouvai
un peu de force pour repartir,
Mais sans conviction, j'étais un fantôme
errant dans un vide absolu.
Être ou ne pas être, pensais-je bêtement,
fumer
peut-être ?
Tout cela n'était qu'une seule et même chose.
Si je tombais raide mort là maintenant,
Qui viendrait à mon secours ? Personne. Le monde ne
va nulle part,
Il bouge aveuglément. Partout, ça entre,
ça sort, des mouches, des moustiques,
Ils se nourrissent comme des chiens, ces gueux, ces
messieurs aux
chapeaux de travers,
Ces cadres de mes deux ... Dans une prochaine vie, je serai
un autre,
Un cannibale, un vautour se repaissant de ces charognes,
morts ou
vifs,
J'irai sur leurs tombes cracher, je vous le dis, j'irai
cracher sur leurs tombes. Pour l'heure,
Les choses s'arrangent, le moral remonte à mesure que
l'on
approche de l'heure fatidique
De toutes mes concupiscences. Elle me fera un sourire de
Joconde et
Je sentirai autour de mon cou, la chaleur de ses bras.
Chapitre 31
Guy de Maupassant - Le Horla
Aujourd'hui, j'ai passé une journée
admirable, étendu sur la pelouse de ma maison,
Sous l'énorme platane généreux
d'ombrage et de tranquillité.
J'aime vivre dans ce pays pour y avoir mes racines
Ancrées dans cette terre de mes ancêtres,
j'aime ces
villages et son air si bon,
Cette demeure où j'ai grandi. De ma fenêtre, je
vois
la Seine, la grande et large Seine,
Couverte de bateaux, passant d'une manière douce et
perpétuelle.
Rouen est ma ville. Ses toits bleus et ses clochers
gothiques sonnent
Un chant aux sons métalliques si parfait, si
équilibré. Ce matin il fait bon,
Les navires défilent devant ma fenêtre et se
montrent tels de magnifiques mannequins
Pour un défilé de mode ou je ne sais quel
autre exercice leur demandant
De la prestance et bien sûr beaucoup
d'élégance.
J'aime à les saluer lorsqu'ils sont beaux, mais
là j'ai un peu de fièvre,
Je me sens souffrant, triste également.
Quelle est cette langueur qui pénètre mon
coeur sans raison ?
Je m'éveille plein de gaieté, d'envie de
chanter, de m'amuser, alors pourquoi
Après cette promenade je rentre désolé
comme
si quelque malheur m'attendait chez moi.
Pourquoi ai-je donc ce frisson, ces nervosités ? Mon
âme, mon âme, que t'arrive-t-il ?
Je suis sujet à la variation du temps, de la forme
des nuages et du ciel gris.
Au moindre désordre extérieur, mon corps tout
entier répond d'une façon
inconsidérée.
Les choses se passent du côté de l'invisible
des choses
Et la science n'y peut rien encore, elle n'en est
qu'à ses
débuts, la science.
Mille vibrations résonnent en nous sans notre
assentiment et nous métamorphosent
En musiciens ou en rien du tout. Nous aimerions avoir des
sens plus en éveils
Pour nous guider sans nous pénaliser de tant de
sensiblerie...
Je suis si malade maintenant, alors que j'étais si
bien le
mois dernier !
Je sens mes nerfs au bord de l'éclatement, et cela
n'est pas bon pour mon corps.
Je me sens en permanence sur le qui-vive d'une mort qui
approche...
Je regrette d'avoir à venir vous attrister avec mes
histoires de santé pas bien gaies,
Mais enfin lorsqu'on écrit, c'est aussi ça
qu'on écrit.
Mon sang est-il le principal fautif à ce mal incongru
germant dans ma chair et
M'empêchant de trouver le sommeil ? Le médecin
consulté a trouvé mon pouls rapide,
L'oeil dilaté, les nerfs vibrants, mais à part
ça, il m'a trouvé pas trop mal,
Et pour toute ordonnance, m'a prescrit de bonnes douches
froides et du potassium,
À faible dose. Malgré ces remèdes, je
me sens toujours aussi bizarre,
Surtout à l'approche du soir, une inquiétude
incompréhensible m'envahit
Comme si la nuit cachait pour moi une menace terrible. Je
dîne trop vite, trop tôt aussi.
Après, je me mets à lire et ne comprends pas
les mots, je distingue à peine les lettres.
Alors, je me lève et vais de long en large pour tuer
le temps,
Repoussant comme je peux l'heure d'aller me coucher. Dans ma
chambre,
À peine entré, je m'enferme à double
tour, j'ai peur. J'ouvre l'armoire,
Je regarde sous mon lit, j'écoute s'il y a du bruit,
mais j'écoute quoi ?
Cet état n'est peut-être qu'un simple malaise,
un trouble dans les connexions
Si complexes des nerfs ou de je ne sais quoi d'autre. Notre
machine est si fragile
Si sensible, qu'au moindre dérèglement, elle
rendrait mélancolique le plus joyeux
Des hommes. Je me couche et j'attends le sommeil. Mon coeur
bât la chamade
Et mes jambes frémissent, il tressaille, trouve au
bout d'un moment
Le repos tant attendu, les yeux se ferment, je me sens
anéanti.
Je dors deux ou trois heures, puis un cauchemar
m'étreint,
il y a quelqu'un,
Il s'approche de moi, il veut m'étrangler. Je me sens
dans
une impuissance atroce,
Je ne peux ni crier, ni remuer, je suis paralysé.
Chapitre 32
Ilan Duran Cohen - Mon cas
personnel
... Et de cela je devrai en avoir honte, mais ce n'est pas
le cas,
Je passe mon temps à mentir,
Au point de ne plus savoir faire la différence entre
le mensonge et la vérité.
J'ai trente-six ans, je suis entre deux âges, entre
celui de l'adolescence et celui de la mort.
Ma situation, je la connais, je ne veux pas vieillir, pas
perdre mon innocence,
Ma fraîcheur... Je résiste à l'usure, je
suis
un solitaire et veux le rester éternellement.
Ma vie, j'en ferai mon histoire personnelle, sans
quiconque
autour.
Je le jure devant Dieu et le reste du monde, eux que je
croise contre mon gré
Dans la rue, dans l'autobus et dans mes phantasmes aussi.
Je suis libre de vivre comme je veux, où je veux,
entre mes quatre murs...
À chaque fois je suis surpris, ils sont toujours
là
même quand je reviens de vacances.
De ce simple état de chose que nous vivons tous au
quotidien, personne ne s'en offusque,
On trouve ça normal, mais je me dois de ne plus y
penser, cela me fait un mal de chien.
Ces murs, je pourrai les repeindre, mais pourquoi ?
Mes parents ne se souviennent pas du nom qu'ils m'ont
donné, j'en ai donc choisi un
À ma mesure, je l'aime bien, il passe partout.
Peut-être, ne suis-je pas si menteur.
Seulement mon rapport avec les mots est des plus
particuliers,
Ils me semblent souvent incertains, faux, telle une langue
étrangère
Je m'en sens souvent, à l'évidence, à
côté. Il s'est installé une distance
entre eux et moi.
Cette nuit, j'ai beaucoup transpiré et à mon
réveil, j'étais en nage. Pourtant,
J'habite un logement toujours trop froid ; je le loue
à des amis de mes parents,
Non, à mes parents, pourquoi vous mentir ?
Je fais l'effort de leur payer un petit loyer, alors ils me
l'ont
monté entièrement,
Il y a même des couverts en argent, et je devrais, par
respect pour eux, acheter bientôt
Un flacon de Mirror. Je suis tout en sueur et j'ai horreur
de transpirer, je n'ai pas encore
Trouvé la solution pour ne pas me transformer un jour
en pur porc.
Ce matin, j'ai fait un rêve étrange. Il m'est
arrivé quelque chose de particulier qu'ici
Il m'est difficile de développer... Vous le trouverez
aisément dans mon livre,
À la bibliothèque. Ce n'était ni
totalement agréable, ni totalement
désagréable,
C'était sexuel. Probablement était-ce
l'influence d'un roman porno-existentiel,
Un cadeau d'une amie s'inquiétant pour ma libido.
Je ne supporte pas qu'on s'inquiète pour moi, et puis
son livre,
Elle pouvait en faire ce qu'elle voulait, il m'a
laissé froid.
Je veux en toute chose être en règle, n'avoir
de soucis avec personne,
Mais je me sens parfois coupable et cette culpabilité
me colle au corps,
Je n'arrive pas à m'en défaire. Comme Kafka,
j'ai peur qu'on vienne m'arrêter
Un jour sans raison. Sans raison apparente. Peut-être
suis-je parano.
Lorsque j'entre ou sors d'un magasin, le gardien de service
me suit toujours des yeux,
Car il est convaincu de me voir lui prendre un objet...
C'est terrible ces gens-là !
Si j'avoue être menteur, voler n'est pas dans mes
attributions.
Au réveil, j'ai pris une douche bien froide et
me suis préparé un bon café bien fort
Avec la ferme intention d'être positif pour le reste
de la journée. Alors,
À peine sorti dehors, je me mis en tête de
m'acheter
une machine à expresso.
Ainsi, j'éviterai les bars avec l'odeur de leurs
croque-monsieur,
De leurs sempiternelles brèves de comptoirs, et leur
folklore médiocre...
Lors de l'achat, je me suis inscrit au club des
fidèles buveurs de café,
Alors, je commande et reçois mes dosettes par la
poste.
À un moment donné, je me suis
trouvé attristé, car je ne connaissais pas
Les autres membres de ce club, j'aurai bien voulu,
Je me serais senti au fond moins seul chez moi...
Chapitre 33
Nicolas Gogol - Mirgorod
Ces gens-là, les bourgeois, retirés dans leurs
appartements,
Sont comme des vieilles demeures pittoresques autour
d'immeubles
Flambants neufs. J'aime être là, m'abandonnant
à cette vie de solitaire
Entouré de murs protecteurs et d'arbres plus beaux
les uns
que les autres.
Notre vie s'organise paisiblement, loin des passions,
Des désirs et des vaines agitations du commun des
mortels.
Nous vivons comme une étincelante fantasmagorie. De
chez moi, j'ai la vue sur
Une petite maison basse avec des colonnettes. Devant, une
terrasse couverte
Protégeant de la pluie, du soleil et du vent,
derrière, des arbres fruitiers plantés
Naturellement sur un parterre d'une pelouse verte. Un
sentier mène
Du cellier à la cuisine, de la cuisine au logement
des patrons, quelques animaux
Piaillent en choeur dans cette cour où la vie va son
petit
bonhomme de chemin.
Près d'une grange, un boeuf se vautre près
d'une charette pleine de melons.
Tout cela a pour moi un charme fou... Pourtant, il n'existe
maintenant
Que dans ma mémoire. Je me souviens des chevaux
s'arrêtant devant la maison
Avec tous ces gens de campagne à notre service, nous
respectant plus qu'il ne fallait
Parce que nous étions riches, et eux pauvres. Je
m'abandonne souvent
À ces rêveries, me retourne en arrière
comme dans un film pour mieux y voir mon passé.
Je revois leurs visages humbles, bucoliques. Je ne peux
oublier ces deux petits-vieux
Ancrés en ma mémoire, j'éprouve un
serrement
au coeur par ce qu'ils ne sont plus,
j'imagine leurs maisons abandonnées
Recouvertes de ronces et de mauvaises herbes... Plus j'y
pense,
Plus tout cela me rend triste, affreusement triste. Mais ne
nous laissons pas abattre
Et commençons notre récit. Ces deux vieillards
étaient la bonté même. Dans le village,
On les comparaissait à Philémon et Baucis, qui
dans
la mythologie grecque
Accordèrent l'hospitalité à Zeus et
à
Hermès déguisés en voyageurs,
Alors que leurs voisins les avaient rejetés. En
récompense, ils furent sauvés
D'un déluge qui dévasta la région. L'un
avait soixante ans, l'autre cinquante-cinq.
L'homme aimait être assis, le dos courbé par
l'âge, le sourire toujours aux lèvres,
Écoutant son amie lui raconter des histoires, venant
de lui peut-être d'ailleurs.
Elle, était une jeune femme plutôt
sérieuse, riant peu, mais on pouvait lire tant de
bonté
Dans ses yeux, toujours prête à rendre service
ou à
donner ce qu'elle avait de meilleur.
Elle n'avait donc pas besoin d'avoir un sourire aux
lèvres, son état naturel suffisait.
Leurs rides, légères, fines,
révélaient leur vie calme, ils me faisaient
penser
À Pierre et Marie Curie, ce couple extraordinaire
à
qui nous devons
Aujourd'hui de vivre plus longtemps qu'hier...
Ils n'étaient pas comme ces gens de bas étage
sautant comme des sauterelles
Sur les emplois publics pour devenir à vie des
fonctionnaires extorquant jusqu'au
Dernier sou les impôts des pauvres travailleurs que
nous sommes,
Tout en nous narguant d'avoir réussi là
où nous avons échoué.
Vous l'avez compris, nos deux amis ne ressemblaient pas
à ces odieuses personnes.
Ils ne se tutoyaient pas, se disaient vous, vous ceci, vous
cela.
Faute d'enfants, ils avaient concentré l'un sur
l'autre toute leur tendresse.
Comme tout le monde, lui, autrefois, avait fait son service
militaire,
Il n'en avait rien gardé de signifiant et
s'était marié à trente ans.
C'était un beau garçon, toujours bien
fagoté, mais pour l'avoir pour épouse, elle,
Il lui fallut l'arracher à sa famille qui ne voulait
pas de lui. Heureusement, cela
S'est effacé de leurs mémoires, au point de
n'en parler jamais...
Chapitre 34
Vincent Ravalec - Cantique de la
racaille
Vous comme moi, au moins une fois dans notre vie, nous
avons eu le bonheur
De faire une rencontre dont on se souviendra toujours. Elle
avait
tout juste seize ans,
Lorsque ma voiture s'arrêta pour sauver du jeu
déplorable auquel les jeunes filles
Ne devraient jamais s'adonner : l'auto-stop. Ce moyen de
transport est certes commode,
Mais les routes sont pleines d'hommes tentés par le
diable
et souvent près à tout
Pour satisfaire leurs désirs cochons. Comme je ne
suis pas
autrement fait qu'eux,
J'usais de tous mes atouts lors de notre rencontre. Et me
voilà à Cabourg, au
Grand-Hôtel où jadis Proust aimait à
chercher
autre chose que des jeunes filles en fleurs,
Comme quoi, il y a toujours des exceptions qui confirment la
règle.
Elle était allongée dans ce lit sans
baldaquin, car
avec, le tarif de la chambre doublait,
Et ce jour-là, je ne pouvais pas me le permettre, et
cela n'avait nullement dérangé
Notre relation idyllique, nous voguions un bonheur parfait
dans ce cadre magestueux.
Seulement voilà, je me devais de lui dire la
vérité : j'avais des tracas, des tracas
d'argent.
Intelligente, elle se redressa calmement, apparemment,
Mais je sentis immédiatement qu'elle ne s'attendait
pas à
ça, pas du tout.
... Mais alors l'héritage de ton père mort
Dans un accident de voiture avec une assurance méga,
c'était quoi ?
Des problèmes financiers, tu en as de bonnes, toi, ce
matin !
C'était juste après le petit-déj. pris
à la terrasse de la chambre et donnant sur la cour,
Pas sur la mer, c'était plus cher... Je lui avais dit
bien
sûr des conneries,
Qu'aurait-elle fait si elle avait su la vérité
tout
de suite ?
Pour la rassurer, je lui crachais au visage une phrase lue
dans un livre :
" T'inquiète pas, du pognon j'en ai toujours eu,
Il n'y a pas de raison pour que ça s'arrête
d'un coup".
Ma mémoire fait souvent défaut, mais je
retiens certains éléments pouvant me servir
À l'occasion, en cas de difficulté, en
l'occurrence
présentement.
Pour filer à l'indienne sans payer l'hôtel,
Nous leur avons laissé quelques-unes de ses affaires
personnelles sans importance
Et une valise achetée au monoprix pour deux sous.
Après, nous sommes entrés à Paris
Qu'elle ne connaissait pas encore. C'était une
Normande de
pure souche n'ayant jamais
Mis les pieds en dehors de son département dont elle
commençait à se lasser grave,
Ce qui expliqua ma facilité à la
séduire si facilement, si rapidement et si
efficacement.
À Paris, nous irons voir l'Arc de triomphe, me
suis-je dit, ne voulant pas prendre le
Risque de la perdre, elle était tellement belle, je
n'en revenais pas qu'elle soit avec moi.
Au tunnel de Saint-Cloud, on est tombé dans les
embouteillages du lundi matin,
Normal, les gens vont à leur travail, mais elle,
ça
l'a surpris. Sur le périphérique,
Je lui ai dit beaucoup de bien de Paris, c'est ma ville.
Elle n'avait pas l'air de vouloir
Être en accord avec moi sur ce point. Moi,
j'étais content de rentrer.
J'habite en face de la gare du Nord, au-dessus d'un bar.
Je me demande si elle ne pense pas encore à l'autre
hôtel, celui de Cabourg,
Où nous avons été si heureux tous les
deux.
Mais que voulez-vous, le bon temps ne peut durer
éternellement, alors, la réalité,
On doit la prendre comme elle vient, on n'a pas le choix.
J'ai trouvé une place dans la rue Lafayette. En
descendant
de la voiture,
Nous passâmes devant la gare de l'Est et j'ai eu beau
lui montrer
Ce qu'il y avait de beau à voir, elle n'avait l'air
de trouver Paris ni beau,
Ni drôle, c'était le genre de fille à
faire la gueule pour un rien, par moment
Elle était un peu chiante. Devant le café, je
lui ai demandé d'attendre un peu,
Je devais aller chercher les clefs de ma chambre. J'ai
préféré dans un premier temps,
Ne pas la voir entrer à l'intérieur de ce
café
de poivrots. Dans la journée, c'est
Saïd qui tient le bar, et le soir c'est son
frère. Bonjour, bonjour. Ça va ? Ça va,
merci...
Dehors, elle palissait un peu, peut-être l'air
pollué l'avait dérangé.
Saïd me remit la clef et me fit un clin d'oeil
lorsqu'il vit
avec qui j'allais monter.
On est entré dans l'immeuble, elle n'a pas
aimé l'odeur dans l'escalier,
Moi évidemment, je ne sens plus rien, avec le temps,
on s'habitue à tout.
Mais qu'à cela ne tienne, je lui trouvais une
réplique géniale du genre :
" C'est rien, c'est la voisine". Pas si géniale en
fait, ça sentait la pisse et la voisine,
Je ne vois pas ce qu'elle avait à faire dans mes
sales histoires, la pauvre fille.
Elle a des chats et ils pissent partout. J'étais au
sixième étage,
Une chambre n'appartenant à personne, alors avant la
démolition de l'immeuble,
On avait cassé la porte et je m'étais
installé. Vas-y, entre, lui ai-je dit, c'est chez
moi,
Et si c'est chez moi, c'est chez toi aussi...
Chapitre 35
Fernando Pessoa - Je ne suis personne
Je ne suis personne et je m'en suis rendu compte aujourd'hui
pour
la première fois,
Absolument personne et devant moi, devant ma ville, je ne
vois qu'une plaine,
Elle est déserte, il n'y a pas de ciel. Je suis tout
ce qui n'existe pas, n'a jamais existé,
Pas même un personnage d'un livre, je flotte
peut-être dans le rêve d'un autre ?
Si je ne suis personne, je pense encore, je pense sans
cesse, mais c'est du brouillard,
Un brouillon sans émotion, comme dans un cauchemar,
je tombe dans un trou noir,
Une chute sans direction, infinie, vide. Mon âme est
un vertigineux rien,
Tournoyant dans un océan sans horizon, et toutes les
eaux brassent les images
De ce que j'ai vu et entendu dans les maisons, mais aussi
dans les visages,
Les livres, la musique, indifféremment. Je, moi, est
au centre de tout cela,
Un centre qui n'existe pas, si ce n'est cette
géométrie de l'abîme qui tourne,
Qui tourne pour tourner, rien de plus, un rond
sphérique, un puits.
Un homme a dit : "Je pense, donc je suis"... ça le
regarde
! Moi, je pense
Et cela m'a abîmé gravement, m'a
disséqué inutilement : je me suis
multiplié.
Et tout, absolument tout ce qui se passe autour de moi, est
récupéré pour entrer
Dans un théâtre, mon intérieur à
moi et j'éveille ainsi ma nostalgie, mon
désespoir.
À chaque évènement je suis autre, je me
renouvelle dans la souffrance,
Je vis d'impressions qui ne m'appartiennent pas, je me
dilapide, et c'est là
Que je me reconnais. Je me suis créé diverses
personnalités, j'en créé à
chaque instant,
Sans arrêt, je me dédouble comme un
comédien sait le faire
Sur les planches de son cinéma. Pour être, je
me suis détruit,
Miné, rongé tellement que maintenant je ne
suis vraiment personne.
En ville, je ne suis qu'un simple aide-comptable et le
contraste ne me dérange pas,
Au contraire, j'en ai besoin, il me fait vivre, me tient la
tête haute.
Inconnu de tous, je me sens grand et cela
m'élève au rang des meilleurs.
Assis à ma table, seul dans ma chambre, je continue
à
écrire des mots,
Seront-ils le salut de mon âme ? Vivre, c'est
être un
autre se renouvelant
À chaque instant, sinon c'est de la
répétition, rien d'intéressant.
Laver sa mémoire tous les matins, tout effacer pour
se retrouver neuf, virginal,
C'est ça l'idéal. Redécouvrir à
chaque instant les couleurs des choses, leurs formes,
Redécouvrir le temps, seconde après seconde,
le bruit, le gout des choses, de soi-même
Comme pour la première fois. Demain ne m'occupe pas,
il est un autre jour.
Je vois un voyageur penché sur le bastingage du bus
qui va
D'un point à un autre de la ville, le ciel est d'une
lumière sinistre, toutefois,
Il révèle les oiseaux blancs, tumultueux,
agités.
Je n'ai pas senti l'orage venir comme d'habitude dans mes
os,
Il avait dû éclater de l'autre
côté de la rive, dans la basse ville.
Quand il fait ce temps-là, ma pensée va vers
une méditation vide me révélant
Tel que je suis dans ma solitude avec ce fond sombre connu
des poètes.
Sans que je sache comment, mon âme se souvient d'un
autre temps,
En dehors de tout, avec ses images propres, tristes
évidemment.
C'est un paysage pour canards sauvages, j'ai terriblement
l'impression d'être l'un d'eux.
Il y a des chasseurs, je les vois, j'angoisse, car des
roseaux m'empêchent de marcher.
Le ciel se vide enfin de ces nuages gris et morts, je
regarde l'autre rive,
Celle où je ne suis pas. Là-bas, il n'y a
personne,
il n'y aura jamais personne.
Et si je pouvais m'évader dans ce paysage-là,
je passerais mon temps à attendre,
Et la nuit tomberait inexorablement.
Je ressens soudain un froid profond pénétrer
mon corps...
Chapitre 36
Imre Kertész - Etre
sans destin
Ce matin n'est pas un matin ordinaire comme les autres.
En allant au lycée, j'ai demandé au professeur
la permission de rentrer chez moi,
J'avais une lettre manuscrite de mon père sollicitant
cette absence
" Pour raisons familiales ". Il m'a demandé
lesquelles, alors, je lui dis
De quoi il en retournait. Mon père allait nous
quitter pour le travail obligatoire,
Alors, mon professeur comprit et je rentrais à la
maison, ou plutôt non, au magasin
Où il m'attendait avec les autres membres de la
famille. Ils avaient besoin de moi,
Mais je ne savais pas à quoi je pouvais être
utile. Mon père voulait me voir à ses
côtés,
Juste avant son départ. Je ne suis pas allé
chez ma
mère comme tous les jeudis
Et les dimanches, mes parents ne vivent plus ensemble, sous
le même toit,
D'ailleurs il l'avait averti que je n'irais pas la voir ce
jour-là. Toute la nuit,
Il y a eu l'alerte aérienne au dessus de notre
tête,
j'avais encore un peu sommeil.
La femme avec qui vivait mon père m'avait dit en ce
jour triste :
" J'espère te voir te comporter convenablement en son
absence ...". Je n'ai rien répondu.
Elle continua à parler, mais je ne l'entendais plus.
J'avais quinze ans et je mesurais
La gravité du malheur qui nous frappait. Elle m'a
regardé, devina je ne sais quoi
Et soupira, les yeux au bord des larmes. Nous étions
dans la cave, il y avait aussi
Un ancien employé à mon père,
comptable, ami
de la maison... Un faux ami.
Je n'aimais pas sa façon de se comporter trop
obséquieuse :
" Patron " par ci, " Chère madame " par là, et
le tout arrosé de baisemains.
Avec moi, il prenait toujours un ton enjoué, il ne
portait
pas d'étoile jaune, nous oui.
Mon père et lui négociaient quelque chose,
J'ai fermé les yeux, ébloui par la
lumière d'un rayon de soleil me frappant le visage.
Je n'avais aucune confiance en cet homme, sa tête
ronde au teint mat,
Ses deux incisives ressemblant à des abcès qui
crèvent. Il était question
Qu'il emportât chez lui " la marchandise " appartenant
à
mon père.
Il s'agissait d'une boite dans laquelle on avait mis tous
les bijoux et objets précieux
De notre famille. Mon père avait employé ce
mot de marchandise pour
Ne pas me choquer, pour me cacher cette transaction entre
son ancien comptable et lui,
Juste avant son départ. Il n'a pas voulu accepter le
récépissé
Que l'homme voulait lui faire, disant " qu'entre nous, on
n'a pas
besoin de ça ".
L'autre était content de ne pas laisser de trace de
cet accord...
J'étais un peu là de tout ça, ils
ont rangé leurs affaires, puis ont parlé
Du contenu de l'entrepôt, craignant que les
autorités mettent la main sur le magasin,
Mais " l'ami " se voulut rassurant vis-à-vis de son
patron
et de sa dame :
" De toute façon, nous serons en contact permanent,
à
cause des comptes."
Après, l'air sombre, il faillit partir et nous
laisser entre nous. Mon père
Eut l'impression de vivre là ces derniers moments
parmi ses proches, tous,
Nous nous taisions. Elle, sortit de son sac un mouchoir
qu'elle mit à ses yeux,
Et moi, je ne savais quoi faire en pareille circonstance, la
situation était pénible,
Insupportable même, tant l'atmosphère devenait
de plus en plus lourde.
Tout s'était passé si vite, j'avais l'esprit
vide, et puis le faux jeton était toujours là,
Continuant à donner du " Madame, il ne faut pas
pleurer, vraiment pas... ",
Après son départ, mon père a
gardé le
silence un certain temps, assez long
Pour nous remémorer ce qui s'était
passé devant nos yeux. Et puis ce reçu non
fait.
De toute façon, qu'aurait-il valu ? dit mon
père, actuellement,
Nous n'avons pas d'autre choix que de faire confiance
à cet homme, pas d'autre choix.
Chapitre 37
François de Chateaubriand
- Mémoires d'outre-tombe
" Je n'écrirais jamais l'histoire de ma vie, il y a
eu tellement de gens l'ayant fait
Avant moi et le feront après, que cela me
paraît relever d'un plaisir douteux.
Parler de soi à la première personne pour y
dire des secrets
Pouvant mettre le feu au sein des familles, merci, trop peu
pour moi ! "
Après ces belles réflexions, me voilà
en train de poser les premiers jalons
De mes histoires toutes personnelles, et pour ne pas avoir
honte de mes propres
Contradictions, je dois m'imposer quelques règles. Je
parlerai de ma vie privée.
Je me rends compte de ce que je n'ai jamais
été heureux, je n'ai jamais atteint le
bonheur,
Pourtant, ce n'est pas la persévérance qui a
fait défaut,
Et puis, mon âme à l'ardeur si naturelle, que
cherchait-elle dans le fond ?
J'ai fait peu état de moi, même en
général, et si je me suis beaucoup
exprimé
Dans mes écrits, à chaque fois je
créais des
personnages pour mieux me cacher
Dans leurs jaquettes feutrées. Aujourd'hui, vieux,
j'éprouve le besoin de revenir
Aux sources, au temps de ma jeunesse et, dans cette
introspection
j'espère découvrir
Les lambeaux d'une vie bien remplie. Je visiterai ces
gens m'ayant accompagné,
Dans la joie ou dans la peine ... Je laisserai de
côté
le milieu où je vis présentement,
Et dont je me sens de plus en plus étranger.
Faire ce travail me permettra de prendre de la distance face
à
tous mes anciens écrits
M'apparaissant maintenant très pénibles
à relire. Aujoud'hui,
Je veux trouver du plaisir à raconter mes sensations
quand
je suis éveillé ou
Quand je dors. Je me considère appartenant à
mes lecteurs et mes succès littéraires
Dus à mon écriture acerbe
dénonçant les hommes tels qu'ils sont,
Ce qui m'a valu beaucoup d'ennuis et d'ennemis, et de cela,
que voulez-vous,
Je n'en suis pas maître, et puis je m'en fous. Par
contre, je ne peux m'empêcher de penser
Que tout homme ayant joué un rôle important
dans le monde,
Doit laisser des traces de son passage personnel.
Je vais essayer honnêtement de me montrer comme je
suis, évitant le mensonge,
Je dirais toute la vérité sur mes
idées, sur
mes sentiments.
Je commencerai à parler de ma famille, de mon
père dont le caractère a été
Déterminant dans la construction de ma
personnalité.
Je n'ai pas honte de mes origines, mes parents
étaient des
gens de la noblesse.
Je descends d'une des plus anciennes familles de Bretagne,
sans pour autant faire parti
Des plus élevés dans le rang des seigneurs de
ce pays de cocagne.
Mes ancêtres donnaient dans la chevalerie, ils
signaient " Ducs de Bretagne "
Dans les actes notariés retrouvés. Des
chercheurs ont voulu savoir qui étaient
Ces gens de ma famille. Ils trouvèrent beaucoup de
morts évidemment,
Avec le temps, que voulez-vous, on meurt inexorablement,
mais aussi
Qu'ils étaient propriétaires d'un nombre
considérable de terres. Ils trouvèrent assez
D'éléments fiables pour élaborer une
généalogie la plus complète.
Je vous passe leur histoire avec un grand H, ils en ont
rempli les livres
De nos écoles et de nos bibliothèques, car ils
ont survécu aux ouragans de la révolution.
Il y eut des tas de problèmes, ils
s'arrachèrent même les yeux pour des questions
De successions, ils en arrivèrent même à
des conflits d'armes,
D'épées de fer, m'a-t-on
révélé récemment...
Chapitre 38
Honoré de Balzac - Le
père Goriot
Une dame âgée tient à Paris un
hôtel bien raisonnable, bien tranquille dans le
Quartier Latin, et ce, depuis près de quarante
années sans problèmes particuliers
Ayant frayé la chronique. Seulement, un jour, un
drame survint et je vais essayer
De vous en conter l'essentiel. Il se trouvait en cet
endroit, une
pauvre jeune fille,
N'ayant jamais été, ni à Montmartre, ni
à
Montrouge, lieux de grandes souffrances,
De boue, de joies fausses et agitées, dont parfois
les gazettes aiment à donner tout le suc
À leurs vilains lecteurs pervers,
généreusement installés dans leurs
fauteuils de cuir
Achetés chez Habitat et pire chez Ikea, avec l'espoir
baveux de lire quelques nouvelles
Piquantes et se léchant déjà les
babines sur
les malheurs des autres... Ensuite,
Ces mêmes personnes iront dîner paisiblement
dans des
gargotes bien fréquentées
Et apaisées, comme après l'amour, seul ou
accompagné de quelqu'un de leur choix,
Quelqu'un qu'ils se sont bêtement imposé pour
ne pas
s'ennuyer. Mais,
Ce qui va suivre n'est pas un conte de fées, un roman
de pacotille, un roman de gare,
Non, il s'agit de la vraie vie, celle qu'on vit.
L'hôtel appartient à une dame âgée
et se situe près de l'église
Sainte-Geneviève
Que je vous conseille d'aller visiter, vous vous sentirez
bien,
Même et surtout si, comme moi, vous ne croyez ni en
Dieu ni
à ses saints.
À l'intérieur il y fait bon, l'hiver chaud,
l'été frais. En sortant
Vous pourrez visiter ces rues allant du Panthéon,
où l'on a enterré récemment un
Homme d'État pour sa haute taille et son allure
chevaleresque, au Val-de-Grâce que
Je n'ai jamais vu, ne sachant à quelle porte frapper
pour y entrer. C'est un coin de Paris
Très calme, les maisons y sont mornes, ça sent
la prison, pourtant ce ne sont
Que des immeubles bourgeois abritant des pensions, car ces
propriétaires,
Si un jour ils ont connu la richesse, maintenant sont
obligés de louer leurs chambres
Pour se constituer un revenu minimum pour survivre. C'est un
quartier
De notre ville carte postale, jaunie par le temps, et c'est
donc dans ce décor
Que nous allons commencer le récit de cette histoire
et tel des visiteurs
Descendant les Catacombes, baissons la tête et allons
découvrir
Ces crânes vides, ces coeurs desséchés.
La maison donne directement sur le trottoir
De la rue Neuve-Saint-Geneviève, et d'ailleurs si
vous y passez devant,
En levant la tête, vous y verrez une inscription avec
mon nom dessus.
Mais cessons ces plaisanteries n'amusant personne et venons
À cette allée bordée de
géraniums, de
lauriers-roses et d'autres plantes.
C'est là où les choses se sont passées.
Pendant le jour, cette pension était ouverte à
tous,
Hommes, femmes, enfants, cela était indiqué
sur la devanture de cette pension,
Appartenant, je le rappelle à ceux qui n'ont pas
suivi mon
discours,
À la pauvre dame âgée dont je vais vous
parler maintenant.
À la nuit tombante, la porte est fermée. Le
lierre sur le devant de l'immeuble
Donne du pittoresque dans ce quartier qui a tant besoin de
restauration.
Tout autour de la propriété, il y a des fruits
de toutes sortes et même des artichauts,
Des laitues et du persil. Dans la cour, il y a une table
ronde servant aux clients
Dans le cas où ils voudraient manger ou se
détendre
un peu. Généralement, ils y boivent
Le café et font connaissance avec les autres gens de
passage préférant cet hôtel
Pour son prix modique principalement.
Chapitre 39
Octave Mirbeau - Le jardin des
Supplices
Suivi par une série de malchances, je passais devant
la Seine
Avec des idées plutôt noires. C'était
avant d'aller à l'Assemblée Nationale
Rejoindre mes confrères, dont j'avais pour obligation
d'entretenir avec eux
Un minimum de sympathie pour me faire une place parmi eux,
une place au soleil.
Pistonné par le ministre, ami de longue date puisque
nous étions
D'anciens camarades d'école, j'avais obtenu ce poste
dans cette maison
Si noble à mes yeux et surtout à ceux qui ne
se doutent pas
De ce qui s'y passe à l'intérieur. On me dit
intelligent, séduisant,
Bon garçon quand je veux m'investir dans une tache,
c'est pourquoi mon ami m'a choisi
Pour me former à devenir plus tard, pas trop tard je
l'espère, député et ainsi
Avoir un revenu dépassant la moyenne des gens
ordinaires dont vous faites
Peut-être partis, pardonnez-moi, mais enfin
comprenez-moi, si l'on veut habiter
Un bel appartement à Paris, c'est ce salaire qu'il
faut, pas celui d'un petit comptable,
Comme celui de Pessoa par exemple. Il me demanda de bien
comprendre avant tout
La situation ; du reste très simple, a-t-il
ajouté,
lors de notre dernière entrevue,
Et surtout pas de politique qui est la mère de tous
les tracas...
La betterave, rien que la betterave, le reste ne compte pas,
Tu es dans le concret, le réel de l'agriculture,
mieux que
ça, exclusivement betteravier,
Ne l'oublie pas. Je ne connaissais rien à la
betterave, ni
aux betteraviers d'ailleurs,
J'avais toujours vécu au sein de notre capitale, le
long de la Seine,
Dans une famille raisonnable depuis des siècles,
alors me voir dans les responsabilités
De cette nature me faisait avoir le bourdon et
j'étais à deux pas de voir éclore
Sur l'ensemble de mon corps " les boutons de la
colère ".
Je savais au moins une chose, de la betterave on tire un suc
pour
en faire du sucre,
Et également de l'alcool. Bravo ! cela suffit,
applaudit le ministre, marche
Carrément sur cette donnée ... Promets des
rendements fabuleux et de l'essence
À bas cout, des routes bien entretenues pour la
circulation de cet intéressant légume,
Annonce des primes aux cultivateurs. Bref, tu l'as compris,
dans le domaine
De la betterave, tu as carte blanche et sois assuré
de notre soutien dans ta fonction
Qui doit rester modeste et surtout ne pas déranger
l'ensemble des travaux
De tous mes amis, mis en place par mes soins, dans cette
assemblée dont nous sommes
Tous très fiers. En contrepartie, nous effacerons ton
passé plutôt gênant...
Vexé par cette réflexion inutile et
désobligeante, je pensais
Lui rappeler son propre passé à lui, mais je
sus me
taire et réfréner mes pulsions,
Mettre un mouchoir sur cette bave d'idiot de pauvre
ministre.
Donc, me fit-il, de la betterave, encore et toujours de la
betterave...
Tel était mon programme, mon destin, et pour
l'accepter, il me remit discrètement
Quelques billets de banque et me salua. Ce programme, je le
suivis fidèlement,
Seulement maintenant, je m'en rends compte, j'eus tort, car
ces conseils ne me menèrent
Nulle part, et devant le peuple, je perdis aux
élections devant me voir au premiers rangs
De la scène politique auquel j'espérais
malgré
les betteraves et les betteraviers.
Mon adversaire du moment n'était rien de moins qu'une
sacrée canaille faisant miroiter
Ses canailleries comme des diadèmes d'or et d'argent
et finalement, plus un politique
Est infâme, plus le peuple est disposé à
lui confier son portefeuille. À la
vérité,
Cet homme était un grand bandit, un voleur de longue
date et loin de s'en cacher,
Il s'en vantait avec cynisme. Plus cela me répugnait,
plus
exprès, il le criait
Sur tous les toits : j'ai volé, j'ai volé et
j'assume ... À ces cris, tout le monde,
Un verre d'alcool à la main, de betterave
probablement,
Déployait leur admiration pour ce sale
bonhomme.
Chapitre 40
Léon Tolstoï - La
mort d'Ivan Ilitch
Entre collègues, nous étions là
à discuter de l'actualité lorsqu'on nous
annonça
Qu'il était bien mort. Nous l'apprîmes par le
journal tout fraîchement sorti et disant :
" La famille du défunt a la douleur d'annoncer
à ses parents et amis
La mort de cet homme irremplaçable,
décédé ce jour même. La
levée du corps aura lieu
Vendredi à une heure de l'après-midi ". Il
travaillait avec nous et l'aimions tous,
Mais nous savions qu'il allait mourir, il était ce
qu'on appelle dans notre pays
Un malade incurable, alors, nous avons préparé
sa succession et savions même
Qui allait le remplacer au poste qu'il occupait parmi nous.
Dans nos esprits,
Cette disparition n'allait pas seulement donner un coup
à notre sensibilité,
Nous pensions obtenir maintenant des primes, hier
impossibles, du
fait de sa présence.
J'ai de fortes chances, personnellement, d'obtenir sa place
après l'enterrement
Et tout de suite un salaire bien supérieur à
celui que je connais maintenant.
D'autres que moi ont des vues sur cette place disponible,
mais taisons tout cela et entrons
Dans les vagues des banalités ordinaires. " C'est
bien dommage tout de même,
Et de quoi est-il mort, les médecins
étaient-ils à
la hauteur de leurs taches,
Moi, je pensais qu'il pourrait s'en tirer au point que je ne
suis
même pas allé le voir,
Avait-il de la fortune, et puis sa femme, de quoi il en
retourne ? "
Le tout dit avec un sentiment qu'ils auraient voulu cacher,
un sentiment de joie.
Chacun pensait : " Il est mort et moi pas ! " Du temps de ma
jeunesse, il avait été
L'un de mes camarades d'école
préférés, alors, j'allais voir sa
femme,
Pour la soutenir dans son malheur. Près du perron de
leur domicile, stationnaient
Quelques voitures, deux dames en noir se
débarrassaient de
leurs manteaux, l'une
Était la soeur du défunt, l'autre une
inconnue. Un de mes collègues, maigre de son
état,
Faisait une mine de ministre, ce qui contrastait avec son
caractère de bougre
Toujours amusé des choses de la vie. Les
lèvres légèrement pincées,
Il m'indiqua d'un mouvement de sourcils, la chambre du mort.
J'entrais pour ainsi dire
Comme un automate, sans savoir ce que j'avais à
faire. Alors, je fis un signe de croix
Par superstition probablement, je baissais aussi la
tête par respect pour la mort,
Qui bien entendu, nous prendra tous, mais touchons du bois,
On n'est pas pressé d'en finir avec cette vie de
chien. Bêtement, je regardais à droite,
À gauche, que cherchais-je ? Deux jeunes
garçons sortaient de la chambre en faisant
Le signe de croix aussi. Une atmosphère lourde
régnait évidemment en cette maison,
Une odeur de cadavre accompagnait cette impression
désagréable.
Je remarquai la présence d'un homme proche du
défunt, ayant servi de garde-malade
Et s'étant fait aimer par tous dans cette maison.
Mentalement, j'étais un peu flou,
Ce lieu et les choses de Dieu m'incommodaient. Après
un long moment d'ennui,
Je me mis à regarder le défunt, je ne dis pas
les yeux dans les yeux, mais enfin presque.
Il était étendu sur un drap blanc, pesamment,
comme
tous les morts, si je me réfère
À mes connaissances livresques, les membres
affreusement raidies, rigides.
Je vous passe les détails que vous trouverez dans
n'importe quel roman
Traitant de ce sujet macabre, mais moi, j'avais
remarqué une chose, il avait changé.
Depuis notre dernière entrevue, il avait maigri, mais
son visage était plus beau
Qu'à l'accoutumée, il était majestueux.
Il portait l'expression du devoir bien accompli,
Avec toutefois un reproche adressé aux vivants que
nous sommes,
J'avais l'impression d'un avertissement. Mais de quoi
voulait-il nous avertir,
Et puis comment le savoir ? Devant une telle question, je ne
pus faire autrement,
Je sortis de la pièce. Mon collègue
m'attendait dans la salle voisine, sa mine réjouie
Me secoua de ma torpeur. Je compris qu'il était en
dehors de ce triste spectacle,
Il pensait déjà à ce soir, à
cette partie de cartes que nous allions faire
Et passer ainsi, un des moments les plus agréables de
la journée.
Chapitre 41
Denis Diderot - Le Neveu de Rameau
J'aime aller tous les jours me promener du côté
du Palais-Royal.
Que voulez-vous on ne se refait pas, lorsqu'on aime Paris,
ses rues, ses jardins...
Celui-ci est des plus engageants et j'y vais souvent seul,
rêvant sur un banc
Qu'on appelle d'Argenson. Je pense, je
réfléchis à
l'actualité, à la politique,
À la philosophie, tout en y ajoutant pour me
distraire, quelques souvenirs
De plaisirs dont je vous parlerai plus tard. J'ai une
tendance toute naturelle à laisser
Mon esprit aller où bon lui semble, sans le
contrarier, l'invitant même à développer
Ce qui au demeurant pourrait être mis dans un placard
et fermé à double tour.
Je pense, et plus je pense, plus j'en suis convaincu, mes
pensées me transforment
En un garçon se donnant à la prostitution...
Il n'y
a rien de honteux à le reconnaitre.
Sur la place de la Comédie Française, se
trouve le café de la Régence. Là,
souvent,
J'aime à voir jouer aux échecs, c'est
l'endroit idéal pour observer ces hommes doués
Déplaçant ces pions d'une case à une
autre et proférant à qui veut bien les
entendre,
Les pires insanités. Certains de ces acteurs sont
très intelligents, par contre,
Il n'est rien de dire que d'autres sont d'une sottise
à devenir sourd le reste de ses jours.
Un après-midi, j'étais assis comme d'habitude,
mais
cette fois-ci à n'écouter personne.
Je fus abordé contre ma volonté par un
personnage digne du théâtre d'en face,
Un "Bouzin", honnête et malhonnête, de
qualité
bonne et mauvaises.
Il se présente à moi sans pudeur aucune, comme
si nous nous connaissions
Depuis la nuit des temps. Ce type a ce que j'ai le plus en
horreur, il a une grande gueule
Et si vous le rencontrez, soit vous boucherez vos oreilles,
soit vous vous enfuyez.
De plus, il paraît malade au dernier degré et
on compterait ses dents de travers,
Tant sa bouche ouverte nous dévoile ces horreurs d'un
autre temps.
Tantôt vous le verrez bien en forme, tantôt
mourant. Mais aujourd'hui,
Il est en lambeaux, sans souliers, il va la tête
basse, on est tenté de lui donner l'aumône.
Peut-être demain il marchera la tête haute et
sera bien vêtu.
Ainsi vit-il, le matin il pense à là où
il déjeunera, puis après manger, il pense
À là où il dînera, sans parler
des tracas des nuits passées dans un grenier
loué
Un prix qu'il ne peut plus payer, et lorsque c'en est de
trop pour la propriétaire, qu'elle
L'a mis à la porte, il va dans un vulgaire bistrot
ouvert la nuit en attendant le matin.
Parfois, par pitié, un quidam l'invite à
dormir sur
la paille et au réveil
Il garde sur ses cheveux les traces de son matelas de
fortune. Sinon, l'été,
Comme beaucoup de monde, il arpente les
Champs-Elysées ou les jardins parisiens.
J'avoue ne pas avoir une attirance pour ce genre de
marginal. De tout temps,
Des gens comme lui, il y en a, il y en aura, à Paris
comme
probablement
Dans tout le reste de notre beau pays, et rien ne pourra les
dissuader à vivre ainsi,
C'est ça la liberté, c'est ça la
démocratie... Cet homme, à la
vérité
Je l'avais croisé plusieurs fois dans le quartier,
plus particulièrement dans
Un établissement où il y avait une famille
composée d'un couple et d'une jeune fille.
Il avait promis, juré au père et à la
mère qu'il épouserait leur gamine.
Ceux-ci haussaient les épaules le traitant de fou,
mais moi, je sentais qu'il avait bien
L'intention d'aller au bout de son projet. Il me demanda
quelques
sous pour je ne sais
Quelle raison, et par faiblesse bêtement je
cédais à sa demande. Bizarrement,
Il était arrivé à séduire pas
mal de monde autour de lui, il pouvait aller
De maison en maison, picorer, manger ce qu'il pouvait. Il
était beau à voir
Dans ce travail-là, il se souciait fort peu des
convenances du milieu où il était,
Il en jouissait même. Vous ne comprenez probablement
pas pourquoi on ouvrait sa porte
À un tel homme et je vous comprends, seulement
voilà, ce n'était pas n'importe qui,
C'était le neveu d'un de nos plus grands artistes, le
neveu de Rameau.
Chapitre 42
Marivaux - La vie de Marianne
Quand j'ai acheté cette maison, il a fallu pour m'y
installer, y faire quelques travaux
Et dans un réduit fermé à double tour,
nous avons trouvé après avoir forcé la
porte,
Dans une boite à chaussures, quelques cahiers
d'écoliers, dont l'écriture
Nous a fait penser, à des amis et à
moi-même,
à une écriture plutôt féminine.
Il m'apparaît intéressant de vous transmettre
ici, dans ce lieu de tous les possibles,
Ces confidences d'une femme à une autre femme et
datant d'une quarantaine d'années.
Bien que les protagonistes soient probablement morts
maintenant, mais dans le doute,
Je préfère changer les noms et ainsi, nous
pourrons
imaginer qu'il s'agit de personnes
Et d'histoires d'une autre époque. N'étant pas
un écrivain professionnel,
J'essayerai de transcrire de mon mieux cette confidence
d'une longueur impressionnante.
C'est donc une histoire. Une femme qui raconte sa vie. Une
femme anonyme,
Puisque nous l'avons voulu ainsi. Toutefois pour faciliter
la compréhension,
Je la nommerai " La comtesse ", ça fait un peu
bourgeois, mais il est commode
D'avoir au moins un repère. Notre comtesse
écrit donc à une de ses amies dont le nom
Sera tu également, mais qu'on nommera : " L'amie ".
Voilà
donc ces confidences :
" Je ne me serais jamais douté qu'un jour il vous
viendrait l'idée de vouloir faire un livre
De ce qui m'est arrivé dans la vie. Dans quelle
grande aventure vous vous lancez là,
Ma chère amie, mais il est vrai, vous avez à
faire à une personne
Dont l'existence n'est pas commune et dont votre plume, j'en
suis
certaine,
Pourra en rendre compte. De surcroit, cela m'obligera
à pénétrer les détails de ma vie
Dont vous avez besoin pour votre récit.
Nous autres jolies femmes ( nous l'avons bien
été toutes les deux, n'est-ce pas ? )
Nous avons eu l'avantage d'avoir été
très entendues par les hommes,
Surtout pour notre beauté évidemment.
Toutefois, il
me vient à l'esprit
Un exemple plutôt fâcheux. C'était une
jolie jeune femme dont la conversation passait
Pour un enchantement, elle avait une vivacité dans
l'élocution, une finesse
Dans l'élaboration de ses phrases qui emportaient son
auditoire et procurait à tous
Un réel plaisir, mais le destin, toujours lui,
affligea un
jour à cette jolie beauté
Une maladie honteuse la marquant dans sa chair, au point
d'en devenir
Une femme horrible. Je ne sais pourquoi je fais remonter
à
la surface de ma mémoire
Ce souvenir désagréable, mais peut-être
y a-t-il une raison dont je suis,
Pour l'instant, dans l'incapacité de regarder en
face.
En ce temps-là, mes yeux avaient un certain regard
voulant
séduire à tout prix,
Mais mes paroles, ma chère amie, quelles valeurs
avaient-elles ? Combien de fois
Ai-je dit des choses qui, sans cet air de femme friponne que
vous
me connaissez si bien,
Auraient franchi ne serais-ce la rampe d'un petit
théâtre ?
Si, comme cette femme, ma mine eut été
ravagée par les séquelles d'une maladie
Terrifiante, qu'en serait-il de vous, de moi et votre projet
? Souvenez-vous,
Lors d'un repas, il y a douze ans déjà, on me
fit fête pour ma vivacité d'esprit, et bien,
Je vous le dis tout franchement aujourd'hui, je faisais
exprès de jouer les idiotes
Pour voir comment les hommes se comporteraient avec moi en
pareille circonstance.
Les malheureux, ils buvaient mes mots comme une liqueur, et
si j'avais été moins belle,
Ils m'auraient traité de prostituée, je ne
mâche pas mes mots, de prostituée.
Chapitre 43
Marcel Aymé - Le
passe-muraille
Jadis, lorsque j'habitais à Paris ce merveilleux
quartier de Montmartre, j'ai connu
Un drôle d'homme qui pouvait, s'il le désirait,
traverser les murs sans problèmes.
Je m'en souviens bien, il portait de petites lunettes
posées sur le bord de son nez
Et allant parfaitement avec sa petite barbiche noire
d'employé
du ministère des impôts,
Au service des enregistrements. L'hiver, je pouvais le
rencontrer
dans l'autobus
Où nous causions parfois ensemble, et
l'été,
je le croisais dans la rue
Le menant à son bureau, car il ne prenait aucun moyen
de transport dès que le temps
Le lui permettait. C'est à quarante-trois ans qu'il
se rendit compte de cette particularité
Lui donnant, le cas échéant, un pouvoir hors
du commun. La première fois,
Car il y a toujours une première fois pour toute
chose, il
s'en rendit compte lorsqu'un soir
Il y eut une panne d'électricité chez lui,
dans son
petit logement de célibataire.
Dans le noir, il tâtonna dans les
ténèbres et, le courant revenu, se trouva sur
le palier,
Sans être passé par la porte. D'ailleurs, elle
était fermée à clef à double
tour
Comme il se doit, afin d'être en règle
vis-à-vis de l'assurance. Et lui, se trouvait
là,
Comme un idiot en pyjama presque nu, surpris de ce qu'il lui
arrivait.
Il hésita beaucoup à regarder en face cette
situation, car normalement ces choses-là
N'adviennent jamais au commun des mortels, mais qu'importe,
il fallait trouver
Une solution pour retrouver son appartement sans casser la
porte.
Alors,
Il se décida à rentrer chez lui comme il en
était sorti, en passant à travers le mur.
Jamais dans la vie, il n'avait rêvé d'une telle
chose, même enfant lorsqu'il voyait
Le feuilleton " L'homme invisible ", jamais il n'avait
imaginé
devenir un clone
Ou quelque chose de semblable à ce bel acteur qui
passait tous les samedis soirs
À la télé. Ceci étant,
m'avoua-t-il un jour dans l'autobus, cette étrange
faculté
Le contrariait un peu. Il décida d'aller trouver un
médecin pour lui expliquer son cas.
Par bonheur, il était bien tombé, cet homme
comprit
tout de suite de quoi il en retournait
Et donna à notre ami les raisons précises de
son mal, mais en des termes si compliqués,
Qu'il ne chercha pas à comprendre. Il prit
l'ordonnance et
se présenta à la pharmacie
La plus proche pour en acquérir les
médicaments prescrits. Deux cachets par an,
Pas difficile à avaler, alors il les prit et rangea
le tout dans un tiroir et n'y pensa plus.
Le docteur lui avait dit d'éviter tout surmenage, car
dans
ce cas, les choses pouvaient
S'aggraver... Mais dans quel sens fallait-il entendre cet
avertissement ?
Il n'en savait rien, puis de toute façon à son
bureau la vie était des plus calmes,
Ses heures de loisir, il les passait à lire
paisiblement son journal
Ou s'occupait de sa collection de timbres. Pendant un an, il
évitait de passer les murs,
Sauf s'il ne pouvait faire autrement. Même pour entrer
chez
lui, ou pour en sortir,
Il faisait comme tout le monde, il utilisait sa clef. Tout
se passait donc très bien
Pour cet homme comme pour l'ensemble des gens qui
l'entouraient,
Lorsqu'un jour un événement extraordinaire
survint et bouleversa son existence.
À son bureau, son sous-chef avec qui il avait
d'excellentes relations,
Se trouva détaché ailleurs et remplacé
par un autre fonctionnaire plutôt sec
Et doté d'une moustache. Seulement notre homme
n'aimait pas les moustaches,
Ça le hérissait terriblement. Quant à
l'autre, le nouveau, il n'aimait pas les binocles
Et la barbiche de cet employé, sous ses ordres et
à
sa merci.
Il ne se priva pas dès le premier jour
À le traiter comme une vieille chose, pire, comme une
vieille poubelle...
Chapitre 44
Julien Green - Léviathan
Avec cette crainte permanente d'arriver toujours en retard,
J'ai souvent une demi-heure à perdre avant mon
rendez-vous,
Et cette fois-ci, c'était devant une gare. Alors
comme n'importe qui, je me suis rendu
Au bar d'en face. De là, je pouvais voir une longue
avenue
Bordée de platanes menant en ville. Une fois mon
café
pris,
Je l'ai abordée tranquillement, j'y ai vu des villas
bourgeoises avec de magnifiques
Pelouses et des arbres très bien taillés.
À l'évidence, c'était un quartier
habité
Par des gens riches et non par des gens pauvres.
J'étais jeune, mais l'histoire de ma vie,
Ma jeunesse, ses aléas et ses soucis, étaient
venus
à détériorer ma mine,
Qu'à cet âge-là on est en droit
d'espérer plus engageante. Ce n'était pas le
cas,
On disait de mon visage qu'il était plein, sans
couleur, avec une chair molle...
Ces observations indélicates avaient de quoi vous
donner la pêche
Pour aller de l'avant dans le dédale des embuches
demandant un minimum d'entrain.
J'entretenais une tendance à l'égoïsme et
avais peu d'intérêt pour les autres,
Sinon d'avoir à me défendre contre eux de
leurs dispositions naturelles à faire le mal
D'une manière continue. Mes yeux ternes allaient
parfaitement avec la couleur
Grise de mon costume, ma cravate était noire et, ne
vous moquez pas de moi,
Un mouchoir de soie violette sortait négligemment de
la poche de mon veston.
Le silence environnant me permit de savourer cet
après-midi d'automne
Tirant maintenant vers sa fin, et mes pensées
donnaient libre cours à leurs divagations.
Seulement, je ne dois pas rester dans cet état
léthargique, je me secoue de toutes
Mes rêveries et reprends mon chemin. Certains trouvent
un peu bizarre
Ma façon de marcher. En effet, ma grande taille me
donne un complexe
M'obligeant à me faire plus petit que je ne suis.
J'incline donc la tête en avant
Et me voute un peu, ce n'est pas très
élégant, je vous l'accorde, et à cela
s'ajoute,
Cet air toujours absorbé par une pensée
quelconque.
Ridiculeusement, je me frotte
Les mains dès qu'une réponse a une question
hasardeuse point à l'horizon, joignant ainsi
Mon corps à la vivacité de mon esprit. Sur mon
chemin, je me suis trouvé devant
Le portail d'une vaste propriété cernée
d'arbres comme je les aime. Là, s'érigeait
Un château, et les châteaux ont toujours eu sur
moi un pouvoir
De séduction impressionnant. Dans le parc, sur la
droite de l'allée menant au bâtiment,
J'avais remarqué dans la verdure de ce lieu
féérique, une petite grotte
Avec des jets d'eau autour, vision très apaisante
pour l'âme d'un solitaire comme moi.
Devant tant de beauté, je ne pus retenir un soupir
m'étant venu spontanément,
Mais il me fallait reprendre ma route, le temps passait, et
j'eus
peur d'arriver en retard.
J'étais entré maintenant dans le coeur de la
ville,
mon chapeau à la main et
Les cheveux en bataille, le vent les ayant chahutés
durement. Dans une petite rue
Tout près de l'église, j'entrais dans un
café, me suis assis à une table près de
la fenêtre et
Commandais une boisson bien chaude dans ce café bien
ordinaire.
J'approchais mon visage de la vitre avec une certaine
anxiété, j'y voyais deux boutiques.
Une boulangerie dont la devanture présentait quatre
pains se battant en duel
Pour d'hypothétiques clients qui ne viendraient
peut-être jamais.
L'autre boutique, vert amande, était
éclairée d'une façon provocante :
C'était une blanchisserie, celle d'une dame dont le
nom
Était inscrit sur un panneau peint à la main,
Indiquant aussi qu'elle était veuve d'un homme,
maintenant
mort.
Chapitre 45
Rétif de la Bretonne - Les
nuits de
Paris
Longtemps, je vous ai parlé de Paris et de ma passion
pour
cette capitale
Ayant pour moi deux facettes bien distinctes : celle du jour
et celle de la nuit.
Pour vous distraire et vous étonner aussi, je fais le
choix de vous parler maintenant
De cette seconde catégorie, en vous présentant
ma vie nocturne comme des tableaux
Dont j'ai été le témoin, mais l'acteur
aussi. Je vous montrerai ce dont les hommes
Sont capables dès la nuit venue. Chers concitoyens,
préparez-vous à lire des histoires
Qui ne vous laisseront pas indifférents, tant elles
relèvent de la part d'ombre
Dont nous sommes tous faits. J'exciterai votre
curiosité
Et, je n'en doute pas, vous m'en remercierez. Un soir, dans
les ténèbres,
J'errais seul comme un poète pensant à son
passé, mais voilà que mon imagination
S'enflamme sans raison précise, mes idées sont
confuses, ma tête tourne, j'avance,
Je m'oublie dans cette rue de l'Ile Saint-Louis,
aimée autant que chérie.
Je m'assois sur une borne plantée là comme si
elle m'attendait depuis toujours,
Mais ce soir-là, particulièrement, j'en avais
besoin pour retrouver mes esprits.
De cet endroit, je pouvais regarder la Seine
Et le coucher du soleil, image idéale pour retrouver
une paix intérieure
Saccagée par une journée de travail. Si tout,
depuis des siècles, a été dit ou peint,
Je voulais voir, de mes propres yeux, la nature humaine
autrement
que par le bout
De la lorgnette des conventions sociales permettant à
chacun de vivre, tant bien que mal,
Ce qu'il a à vivre sans être
dérangé par ses dérèglements,
qu'il préfère laisser au
soir,
Après avoir gagné son pain quotidien. Pour
vous, je
suis entré dans des endroits
Que vous n'oseriez pas même imaginer, tant la crasse,
la boue est à son apogée.
Pour vous, je l'ai fait toutes les nuits sans relâche
et pendant ce temps-là,
Vous dormiez tranquillement dans de doux draps brodés
par votre grand-mère,
La sainte femme. Mais pourquoi vous laisser dans
l'ignorance, ne pas vous dire
De quoi il en retourne de ce monde et comment certains font
les choses.
Mon projet est de vous faire frissonner de tous ces
évènements
Que vous mettez on ne sait où, pour ne pas les vivre
de peur d'y trouver du bonheur,
De la joie et qui sait une certaine forme de
rédemption,
Et comme Dieu n'existe pas, je ne m'attarderai donc pas trop
là-dessus.
Partout, nous verrons des roses, mais nous nous poserons la
question
De ce qu'elle cachent en leurs coeurs.
Pour toi, ami lecteur, j'y suis allé sans compter les
dangers,
Je me suis sacrifié pour ton éducation, j'ai
pris des risques pour ma santé, ma vie,
Mon honneur, ma vertu. Toi, jeune homme, tu verras combien
le mal
est partout, et puis
Vous, ses parents, sachez que celui qui écrit ces
pages a,
par temps de froid, de neige,
De pluie, toutes les nuits, parcouru les rues de Paris pour
vous apporter,
Comme un apôtre, les séquelles de ce monde
imparfait. Je suis ainsi fait,
J'aime tout le monde, entendez-le bien mes amis, oui, j'aime
tout
le monde,
Même dans les pires moments où le dégout
l'emportait à tout autre sentiment.
Mais maintenant, il est temps d'avancer mon histoire
Et vous éclairer un peu de ma lanterne...
Chapitre 46
Hermann Hesse - Le curiste
Lorsque le train s'arrête, je descends. Je regarde
autour de moi,
Tout est merveilleusement nouveau, même le bleu du
ciel.
La voiture de l'hôtel où j'ai
réservé une chambre n'est pas encore
là, ce qui me permet
D'apercevoir quelques futurs curistes qui, comme moi,
souffrent affreusement
Du nerf sciatique et viennent ici pour quelques
soulagements.
Entre mille individus, je peux deviner immédiatement
celui
dont le postérieur fait mal
Au point de vouloir le faire rentrer à
l'intérieur de lui, anxieusement et où
Les crispations l'obligent à des mimiques de douleur
d'une
violence sans pareil.
À la vérité, ils me ressemblent, et
comme moi, ils connaissent ce que beaucoup
De bien portants ne peuvent imaginer. Chacun a sa
manière d'affronter
Ce mal si particulier, ce symptôme dont nous aurons
tout le
loisir de développer
En cette ville où peut-être il n'y a pas
grand-chose
à faire de la journée,
En dehors des heures occupées à la cure dont
je n'ai pas encore eu le programme,
Mais de cette thérapie, on dit tant de bien depuis la
nuit
des temps...
Sans vouloir imiter notre très cher Marcel Proust,
j'irai,
avec votre autorisation,
Passer toutes mes soirées au casino puisqu'il y en a
un ici.
Les vieux et les malades ont du temps à occuper et
parfois
de l'argent à dépenser.
Je les reconnais donc à leur manière si
particulière de marcher, faisant un effort
Insoupçonnable pour ne rien montrer, mais se
déplacent comme sur des échasses,
Des chaussures à hauts talons de dames. Nous formons
tous une grande famille,
En fait, nous sommes des rhumatisants.
Si par chance ou par malchance, cette souffrance ne vous est
pas étrangère,
Sachez qu'il va en être question tout au long de mes
vacances et donc évidemment
Tout au long de mon livre, que j'espère
poétique, afin d'éviter de trop
médicaliser
Ce qui peut être vu autrement.
Généralement, ces gens ont la mine triste,
Je le constate dès ma descente du train en les voyant
porter leurs valises trop pleines,
Trop lourdes. Contiennent-elles leurs symptômes, leurs
vies
à porter ?
Bien sûr, comme eux je souffre et me sens souvent
démuni devant la maladie,
Mais pour l'heure, je refuse de m'appuyer bêtement sur
une canne pour marcher.
J'ai l'impression que cela retirerait ce qui fait encore de
moi un homme respectable...
Illusoire impression. Je titube souvent depuis quelque
temps, mais cette cure,
Je l'espère, apportera un peu de réconfort
à
l'ensemble de mon corps qui jadis
Connut tant de beauté et tant
d'élégance ...
Les voyant si mal en point,
J'ai un sentiment affreux : ce spectacle me fait du bien. Je
pense ne pas être comme eux,
Même si j'ai les mêmes douleurs, je ne le montre
pas de la même façon,
Du moins, j'ai cette conviction...
Chapitre 47
Daniel Defoe - Journal de
l'Année de la Peste
Ce qui peut paraître incroyable lorsque tout va bien
en ce bas monde,
L'est beaucoup moins à l'arrivée massive d'une
épidémie qui emporte les hommes et
Les femmes de notre entourage comme des mouches après
le passage d'un insecticide.
Nous savions cette catastrophe possible, mais n'y croyions
pas vraiment.
Ce genre de chose arrive ailleurs, dans d'autres pays, chez
d'autres peuples, nous,
Nous sommes hygiéniquement irréprochables,
alors...
Alors seulement voilà,
Les frontières sont grandement ouvertes et les uns,
les autres entrent et sortent
Comme dans un moulin et probablement est-ce la raison ayant
permis au virus
De passer outre ces fameuses frontières trop
virtuelles dont elles n'ont rien à cirer,
Et ne servant plus à rien ni à personne, tout
ça pour vous dire
Qu'on n'est jamais assez protégés, ma pauvre
dame !
En ce temps-là, nous n'avions pas
Les informations aussi développées que
maintenant, à la vérité nous n'avions
Aucun communiqué, sauf de-ci, de-là, des
renseignements transmis de bouche-à-bouche,
Et une information pour passer devait mettre un bon bout de
temps. Seulement,
Le gouvernement de l'époque ne pouvait pas dire
être
dans l'ignorance, d'ailleurs
Il avait organisé des réunions secrètes
pour
savoir comment empêcher le mal
D'arriver jusqu'à nous. Pour beaucoup, ce ne fut
qu'une rumeur et les citoyens
La considérèrent souvent comme telle, ils
firent comme si tout cela
N'avait aucune importance. Mais un jour, deux hommes, des
Français,
Moururent de cette terrifiante maladie en trois jours. La
famille
ne voulant
Pas affoler l'ensemble du pays cacha les morts dans des
trous. Les voisins,
Toujours bienveillants, répandirent la nouvelle si
largement que ledit gouvernement,
En fut informé. Les élus du peuple ne purent
être sourds cette fois-ci à cette catastrophe,
Déléguèrent des gens de la
médecine pour aller voir de plus près de quoi
il en retournait.
Ce qui fut fait. Les morts, malheureusement, étaient
bien là,
La vérité sonna comme les cloches d'une
église et tout le pays
Fut alerté, évidemment. Partout on connut de
l'inquiétude, de l'angoisse, mais
Par on ne sait quel hasard, personne d'autre n'avait
été touché, alors on dit enfin
Que la malédiction avait disparu. Ouf ! Que Nenni,
deux mois après cet incident,
Une autre personne mourut de la même façon.
Seulement, ces morts
N'étant découverts qu'à cet endroit de
notre
pays, on considéra que ce mal
N'apparaitrait que là uniquement. Alors bon,
c'était supportable ! Mais, tout de même,
Afin de se protéger, on évita ce village de
peur d'attraper cette maladie foudroyante
Donnant une mort certaine dès les premiers signes de
contamination.
Peu à peu, ils moururent par centaines dans cette
maudite commune
Et j'éviterai de vous en faire l'inventaire,
Puisque l'auteur de ce livre l'a fait, pour je ne sais
quelle raison.